jeudi 6 mars 2014

La distillation dans l'argot poilique

Dans la période d'ébullition des Cercles de 1920-1930, l'argot poilique s'enrichit de plusieurs termes.

Il en est un qui va évoluer au fil du temps.

En 1923

L'infinitif "distiller" signifie étymologiquement "tomber goutte à goutte" et par extension "extraire", tous les étudiants de Chimie savent cela.

Le verbe "distiller" est imprimé pour la première fois dans le Bruxelles Universitaire du 21 mars 1923. Si son sens n'est pas encore précisé, on devine qu'il est au moins question de "boire" car l'antonyme qui lui est associé est "dégueuler" :

"Je sousigné A... J... M... E... M..., [...] baptisé contre son gré, pas encore décoré, mais cependant vacciné deux fois, ayant appris à distiller et à dégueuler, ayant des poils sur la tête, en dessous du nez, autre part et dans ses relations ; [...] Sollicite son élévation au titre de membre de la Société des CROCOS [...]" (B.U., 21 mars 1923)

L'absence d'explication du verbe "distiller" laisse néanmoins penser que son usage doit être antérieur à 1923.

En 1926

Le substantif "distillation" est, lui, imprimé pour la première fois dans le programme de Saint-Verhaegen publié dans le Bruxelles Universitaire du 15 novembre 1926. On comprend - en lisant entre les lignes - que les Bourgeois interviennent dans la distillation. Et sachant que "distiller" signifie a minima "boire", il est plus que probable que les Bourgeois fournissent du liquide d'une manière ou d'une autre.

"8h.1/2 : Mise à profit des dernières heures d'ouverture des établissements publics accordées par le Législateur. Distillation en grand. Trouble de la digestion des Bourgeois !" (B.U., 15 novembre 1926)

En 1929

L'emploi du terme est clarifié dans le Bruxelles Universitaire de janvier 1929, qui publie un poème dédié à Saint-Verhaegen :

"J'ai distillé l'affreux bourgeois / En lui vidant tout à la fois / Son demi et son escarcelle / Sous l'œil amusé de sa belle." (B.U., janvier 1929)

En 1930

Si - dans la langue courante - "distiller" signifie par extension "extraire", l'auteur d'une brève du Bruxelles Universitaire de mars 1930 amplifie cette deuxième signification et fait de "distiller" un synonyme de "voler (un bidule inutile en guindaille)" :

"La nuit du 4 au 5 février, St-r-kx et D-cl-t, comitards de poids, ont tenu à enrichir à leur manière le trésor de l'U.L.B. Ils y ont apportés de petits arbres "distillés" on ne sait où, et en font présent aux jardiniers, au milieu de chapelets de hoquets qui fleuraient bon l'alcool à 20 mètres. Nos deux Poils roulaient et chaloupaient d'une façon qui en dit long sur les "émotions" de cette journée." (B.U., mars 1930) 

En 1940 et 1945

Sous la plume du Bleu Bizuth qui chronique la Saint-Vé dans le Bruxelles Universitaire du 15 mars 1940, le terme d'argot poilique "distiller" signifie "chanter en connaisseur". On se rapproche ici du sens figuré "répandre insensiblement", attribué habituellement à "distiller" :

" [...] quelques poils complaisants consentirent à fouler la scène et à dégoiser quelques-unes de ces chansons hardies, certes, et qui vous feraient rougir, mais franches et gaies. Elles font mes délices, comme vous savez, quand elles sont distillées dans un petit groupe d'amis connaisseurs." (B.U., 15 mars 1940)

Après-guerre, on retrouve le même sens de "distiller" dans un texte intitulé "Pour un bleu de mes amis", publié dans le Bruxelles Universitaire du 15 mai 1945. Mais il apparaît plus clairement ici qu'il s'agit pour le Poil d'interpréter des chants gaillards avec finesse, au risque - sinon - de tomber dans la plate pornographique :

"Le fin du fin, vois-tu, c'est de faire le clown, des choses difficiles, sans en avoir l'air : monter un bal, depuis la salle et la bière jusqu'aux plaisanteries subtiles, [...] distiller une chanson qui pourrait être pornographique, obliger le bourgeois à casque pour tes collectes [...]" (B.U., 15 mai 1945)

Aujourd'hui

Les jolis termes "distiller" et "distillation" - qui ont signifié tout à la fois "vider la chope et la bourse du Bourgeois", "chanter subtilement" et "voler du brol en guindaille" - ont aujourd'hui disparu du vocabulaire usuel des Poils et Plumes.

Nous ne savons pas exactement quand ils se sont progressivement effacés de la mémoire collective. Mais il est probable que le silence imposé par la Seconde Guerre mondiale et les turbulences de l'immédiat après-guerre n'y soient pas étrangers.

Il reste à leur redonner force et vigueur, histoire de faire revivre l'argot des Anciens.