vendredi 24 août 2012

Le libre examen à la croisée de l'histoire, par Roger Lallemand

"J'ai été président du Cercle du libre examen de 1952 à 1956. Ces quatre années marquent la transition entre deux époques : le Libre Examen entre dans une période de division. Sans doute constate-t-on encore la puissance politique du Cercle. Exprimant l'idéal de l'Université, le Cercle du libre examen se sentait dépositaire d'un bel héritage de luttes intellectuelles et politiques et d'attitudes idéologiques. On le respectait à travers le principe et il bénéficiait au sein de la communauté étudiante d'alors, plus restreinte et plus homogène, d'une incontestable préséance.
Les luttes anticléricales occupaient une part importante de l'activité du Cercle. Deux mondes qui ne se reconnaissaient pas et se connaissaient mal, se contestaient sans compromis. Mais c'était une "affaire ancienne".
Le professeur Abel dépeçait avec énergie et saveur les billevesées d'un catholicisme aussi coloré qu'imaginaire. Ses conférences attiraient des foules d'étudiants admiratifs et ravis. L'époque aimait les débats contradictoires sur les sujets traditionnels. L'on parla longtemps d'un débat éclaté qui opposa le chanoine Leclercq et le professeur Barzin ; il en fut de même aussi d'une rencontre entre le professeur Abel et le père Delepierre. Les Cahiers du libre examen reproduisaient les contestations de Bertrand Russel : "Pourquoi je ne suis pas chrétien". Ils publiaient des analyses critiques des thèses chrétiennes sur les manuscrits de la mer morte etc. Ces études critiques étaient appréciées. Quarante ans plus tard, l'évolution de l'Eglise sous l'impulsion de Jean XXIII et de nombreux chrétiens conforte le bien fondé des thèses défendues alors par le Cercle du libre examen.
Le libre examen — le fait est devenu moins évident — avait alors des militants. Depuis ceux qui, lors de la Saint Verhaegen criaient leurs convictions dans les rues, qui dénonçaient les réunions secrètes du cercle "Thomas More" (nldr : animé par des étudiants catholiques), jusqu'à ceux qui s'efforçaient d'unifier leurs pensées et leurs actes politiques au travers d'une rationalité critique. L'époque, il est vrai, se fondait sur l'optimisme de la raison. L'avenir était ouvert et beaucoup n'étaient pas loin de penser que les croyances religieuses allaient incessamment s'effondrer sous l'impact de la science et de la critique intellectuelle. Un scientisme agressif dominait les esprits mais l'Université d'alors avait conscience d'être un centre militant, un foyer essentiel de rénovation intellectuelle et qui se régénérait dans la pratique du libre examen.
Le prestige du Cercle se fortifiait aussi de la proximité de la guerre : la lutte contre le fascisme avait, provisoirement mais profondément, uni libéraux, socialistes et communistes et l'on trouvait dans l'invocation de la résistance des lieux de rencontre et de reconnaissance mutuelle. Tout ce contexte expliquera sans doute pourquoi la vie estudiantine de l'ULB était organisée sur l'adhésion au principe du libre examen, affirmé comme valeur supérieure et comme régulateur suprême.
L'adhésion au libre examen était requise pour exercer des fonctions au sein de la communauté étudiante. Le recteur, en ses discours de bienvenue aux étudiants, vantait l'intérêt d'une participation active au Cercle. Celui qui refusait de signer "la formule" — et les catholiques assurément ne pouvaient y souscrire — était privé de tout droit de vote et d'éligibilité dans les assemblées facultaires et à l'assemblée générale de l'Association Générale des étudiants. L'expression publique d'une confession catholique n'était pas tolérée. L'on connut une assemblée mémorable au cours de laquelle le président du Libre Examen et la vice-présidente de l'A.G. qui, pour satisfaire le conformisme de leurs parents s'étaient mariés à l'église, furent priés de donner leur démission.
Une conviction dominait toutes les démarches : la science, l'éducation, la liberté d'expression ouvraient chaque jour un monde nouveau. Elles structuraient un avenir heureux.
"Voyageur sans bagage", la jeunesse d'alors toisait l'univers au travers de ses lunettes libres exaministes: le Cercle du libre examen débattait des grands sujets : "Libre examen et capitalisme", "libre examen et colonialisme", "libre examen et marxisme".
Le Cercle du libre examen, sur fond du crédit dont il jouissait, entendait étoffer son domaine, y intégrer une conception universaliste de l'homme et une idéologie progressiste. Ainsi il prit position sur le racisme et le déclara incompatible avec les exigences de l'idéal de l'ULB. En ma qualité de président du Libre Examen, j'ai passé un temps considérable à réaliser le volumineux Cahier du libre examen consacré au racisme. Nous fûmes nombreux à décréter que le racisme était radicalement incompatible avec les exigences de l'idéal de l'ULB.
D'importantes manifestations furent organisées pour protester contre les discriminations qui frappaient parfois des étudiants étrangers. En particulier, les étudiants noirs... L'un d'entre eux, citoyen américain, vint me rendre compte de ce qu'à deux reprises on l'avait empêché d'entrer avec ses amis "blancs" dans une boîte de nuit. Nous décidâmes alors d'organiser une manifestation. Des centaines d'étudiants descendirent alors en masse vers l'établissement dont les responsables vinrent présenter des excuses publiques.
Des membres du Cercle furent aussi exclus, pour fait de racisme, de l'Association Générale des étudiants.
Une communauté progressiste se retrouvait avec bonheur dans l'adhésion à la longue histoire de la liberté de pensée. Elle se soudait autour d'une conception de l'Homme et l'affirmation au sein de chaque homme d'un magistère autonome.
L'année 1956 va connaître la rupture avec cet unanimisme heureux.
Le Cercle du libre examen fut requis de prendre position sur des problèmes de politique étrangère. Sur l'expédition anglo-française à Suez et la répression soviétique en Hongrie.
Ce qui s'est passé en 1956 fut une date clé. Au cour de ces événements s'affirmait la rupture progressive entre ceux que le libre examen avait pu réunir en de multiples combats.
Pourtant, en 1956, l'ensemble des étudiants se regroupa encore sous la bannière du Cercle pour soutenir la politique scolaire du gouvernement socialiste-libéral (le seul qui ait existé dans l'après-guerre).
Il y eut une manifestation énorme à laquelle plus de 3.000 étudiants participèrent mais quelques mois plus tard, la communauté ULBiste se divisait. Deux manifestations opposées et hostiles défilèrent le même jour. L'une pour condamner le "colonialisme" anglo-français. L'autre pour dénoncer l'invasion soviétique de la Hongrie. L'on évita de justesse une rencontre qui eut pu être dramatique.
Ainsi le Cercle du libre examen était-il divisé par la montée d'engagements idéologiques nouveaux. Une modification structurelle de la vie politique faisait passer au second plan, le clivage fondamental "catholique-libre penseur". Beaucoup estimaient, non sans raison, qu'il ne traçait plus la frontière politique principale en deçà de laquelle chacun devait établir son camp.
Des conceptions radicales d'une société idéale, mais conçue comme anti-modèle de celle dans laquelle nous vivions, opposaient fondamentalement les esprits.
Beaucoup d'étudiants de gauche s'affirmèrent dans des cercles extrémistes, maoïstes, trotskistes. Il s'agissait souvent d'étudiants d'une belle stature intellectuelle. Le verbe d'une nouvelle radicalité qui se voulait porteuse d'un nouveau monde faisait mépriser ou oublier celui de l'ancienne : ce n'était plus vraiment la science qui allait vaincre les ténèbres et unifier les esprits. Une raison nouvelle entendait approfondir la division d'une société et la détruire par la révolution.
Un nouveau clivage politique divisa l'Université en des camps hostiles et l'antagonisme qui les opposa se répercuta au sein du Cercle du libre examen.
Ce Cercle restait sans doute un centre vivant mais il ne faisait plus aisément l'unanimité. Il ne pouvait plus être vraiment le centre culturel et idéologique qu'il avait été pendant un long passé.
La guerre d'Indochine et ensuite la guerre d'Algérie avivaient les divergences. Le tiers monde naissait alors contre l'Europe, dans le prestige ambigu de révoltes nationales qui se paraient des couleurs d'une révolution internationaliste. En même temps, la démocratisation de l'Université, qui se marquait par l'accroissement constant du nombre des étudiants modifiait petit à petit l'image et le rôle de l'université dans la société. Ainsi se creusait la fissure qui allait distendre les liens d'une communauté de pensée et de moeurs soudée par de très longues traditions. Et ceux qui les défendaient commençaient à manquer de conviction.
En 1956, après l'invasion de Suez et la répression de la Hongrie s'est effondré dans la conscience étudiante l'idée rassurante d'un monde rationnel, structuré par un progrès nécessaire et qui se déterminerait à partir du débat intellectuel, du respect d'autrui, de la confrontation pacifique des points de vue ou encore qui serait protégé par un ordre international solide.
La violence, méprisante et superbe, émergeait à nouveau dans l'idéologie comme principe absolu et comme solution idéale des conflits. Nous avons connu alors le temps de cette radicalité idéologique. Elle s'affronta avec ce monde "bourgeois" dont elle était issue, jusqu'à s'anéantir.
Elle conduisit certains étudiants vers des mouvements terroristes. Dans les années 70, après une vie médiatique exceptionnelle, ceux-ci allaient sombrer dans l'indifférence et l'oubli. Depuis lors, nous l'apprenons chaque jour, c'est une extrême-droite qui espère monter aux créneaux de l'Histoire.
Ainsi, après la renaissance d'une cassure fondée sur l'affrontement entre deux mondes différents, et l'effondrement de l'Union soviétique renaît l'espoir d'un monde régi par le débat intellectuel, la confrontation démocratique des points de vue, etc. Mais le vide n'est pas comblé, l'insatisfaction dominée. Car, chose étrange, il n'y a pas de débat fondamental, il n'y a pas de confrontation de points de vue essentiellement divergents sur l'avenir d'un monde, qui, petit à petit, affirme qu'il n'a plus de "futur".
L'Histoire recommence un nouveau parcours. Elle ne s’arrêtera pas à ce carrefour bloqué.
Le voyageur libre exaministe a encore de longs chemins à explorer et de grandes causes à défendre."
[Roger Lallemand, Président du cercle du Libre Examen 1952-1956, Sénateur]