vendredi 24 août 2012

Historique du Cercle du Libre Examen (1)

Cette chronique est la première partie de l'"Historique du Librex par les chemins de traverse. Ou comment retracer 70 ans d’idées et d’actions sans tomber dans l’épopée sauvage, le dîner de têtes ou la chronique poussiéreuse". Ce texte, que l'on doit à Philippe Vienne, a été publié en 1998 dans la plaquette "Approches du Libre Examen. 70 ans du Cercle du Libre Examen".

De 1927 à 1936
Pour ouvrir un bref historique du Cercle du Libre Examen à l'U.L.B. (fondé le 14 janvier 1928), je préférerais commencer par la figure de Pierre Brachet plutôt que d'évoquer les premiers pas de ce qui est alors essentiellement un lieu de réflexion, le moteur d'une série de débats passionnés sur des sujets parfois audacieux pour son époque. En faire l'inventaire nous éloignerait du thème "libre examen et engagement" de cette plaquette, même si l'on peut considérer toute l'histoire de ce Cercle comme une tentative de se rapprocher le plus possible de l'engagement nécessaire pour chaque époque où ces étudiants de tous âge ont fait se renouveler l'esprit de leur université.
Le but de cette plaquette pourrait aussi se résumer en ces termes qui ouvraient Les Cahiers du Libre Examen, XXIIème série, n°3 et n°4, en hommage à Pierre Brachet : "pour transmettre aux étudiants d'aujourd'hui l'exemple de ceux qui ont conçu la difficile et belle entreprise d’accorder leurs actes avec leurs pensées", car sa jeunesse nous éclairera sur une approche du libre examen dans l’entre-deux guerres. Pierre Brachet (1911-1936), fils du Recteur Brachet de l’U.L.B., docteur en droit de la promotion de 1933, trouvera la mort le 9 novembre 1936 sur le Front de Madrid durant la Guerre d'Espagne.
Comme son père, il est un défenseur du principe du libre examen, et son investissement universitaire l'amène à devenir président du groupement universitaire pour la Société des Nations. Il est affecté par la gabegie de la S.D.N. et par l'état de la situation internationale telle que la décrivent les cours d'Henri Rolin. Son père meurt en 1930, et avant même la fin de ses études, Pierre Brachet produit des chroniques judiciaires pour le journal "Le Peuple", donnant aussi des cours et des conférences dans des Centrales d'éducation ouvrière, défendant le suffrage universel. De tendance socialiste, il s'inscrit au P.O.B., puis le quitte pour suivre sa propre voie intellectuelle. Pierre Brachet est aussi un sportif, il a le goût des voyages lointains, travaillant comme matelot sur des navires.
Geneviève Janssen-Petschin, ancienne déportée, dans son discours de rentrée au jeune Barreau de Bruxelles en hommage à Pierre Brachet (que beaucoup de résistants considéraient comme une figure de proue pour leur action, un "préfigurant" de leur engagement), donnera cette image de la jeunesse de l'époque: "le mal dont il souffre, dont souffre cette génération, c'est de ne pouvoir rien faire". En effet une certaine "désespérance" pèse sur Pierre Brachet ; les stages de sa profession et le quotidien bruxellois ne peuvent lui faire oublier que son idéal pacifiste est bafoué par l'invasion de l'Abyssinie par l’Italie. Une première fois, il pense partir, mais renonce. Lorsque la guerre civile commence en Espagne, cette fois sa décision est prise : il se porte volontaire.
La non-intervention professée par les démocraties occidentales laisse l’Espagne plier sous les coups de la Légion Condor allemande et des troupes italiennes: l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste aident ouvertement les rebelles phalangistes (les Généraux Franco, Mola et Yaguë) ; et devant cette atteinte à la démocratie, à cet idéal de dignité de l’Homme, à la "liberté", Brachet part à Paris s'inscrire au Bureau d'aide au peuple espagnol, puis rentre passer quelques jours en famille. Personne, hormis un ami, n'est au courant de sa décision de partir. Pierre Brachet abandonnait la quiétude quotidienne, et pacifiste, il acceptait la responsabilité d'avoir à porter les armes. Terrible décision. Il parle de Bruxelles comme d'une "existence antérieure" et considère que le véritable idéal socialiste, loin des compromis, réside dans la lutte contre le fascisme qu'il va mener en Espagne.
Il luttera dans une section de mitrailleuses sous les ordres de "El campesino", commandant de brigade et, dans son dernier message pour sa mère on trouve cette phrase : "Nous vivons ici de grandes heures d'exaltation et d'espoir. Madrid ne sera jamais prise". Pourtant Pierre Brachet est blessé par balles l'après-midi du 6 novembre. Il refuse d'être replié. Le 9 novembre au matin, Pierre Brachet est mort. Son commandant témoigne: "je vis son corps étendu, ainsi que ceux de quatre camarades, à côté des armes détruites : il avait deux trous dans la tête, l'un au front, l'autre à la tempe".

De 1936 à 1941
La Guerre d’Espagne a été le moment pour de nombreux jeunes de s'engager dans les brigades internationales. Au sein de l'Université, dans le Comité d’aide à l'Espagne républicaine, pour aller au-delà des controverses entre les libéraux et la gauche sur la légitimité de la République espagnole, toutes les tendances politiques (démocratiques) seront confondues pour lancer un mouvement d'organisation de collectes en vue de la création de deux homes pour enfants en Espagne.
Quelques étudiants, délégués de l’A.G. étudiante, du "Libre Examen" et des divers cercles politiques partent en décembre 1937 - janvier 1938 sur le terrain, à Barcelone et Madrid notamment pour vérifier l'utilisation des fonds (communication du Docteur F. Bergmann au Cercle, 1957). Par ailleurs, André Wendelen, président du Cercle de Droit et actif au sein du "Libre Examen", et qui sera le relais du groupe G à Londres, conduit des camions de produits médicaux en Espagne républicaine. Après la chute de la République, le Cercle organisera encore des manifestations contre l'Espagne phalangiste.
Le Cercle, durant ces années d'avant-guerre, fonctionnait en conciliant des débats sans frilosité intellectuelle et un certain folklore estudiantin (kermesses aux boudins, réunions dans les salles enfumées des cafés, etc.). Ceux qui conciliaient l'humour estudiantin "pas sérieux", les débats "très sérieux" sur le catholicisme, la franc-maçonnerie, et qui partaient chaque année fleurir le monument de Francisco Ferrer seront d'ailleurs nombreux à mener une activité de résistant ou à périr dans les camps de concentration. Ce qui montre leur capacité d’engagement par rapport à ceux qui voudraient limiter les débats du Librex à des problèmes neutres et dénués de controverses. (Il faut lire la contribution du docteur Fernand Hirsch (président de 1933 à 1934) dans les Cahiers XXVème série, pour saisir l’esprit exaltant et blagueur qui animait alors le Cercle).
En 1934, se constitue un Comité de vigilance anti-fasciste sous le patronage de l'A.G. et du Librex contre la Légion universitaire belge et le rexisme. Les événements qui entourèrent l'arrestation de Léo Moulin en Italie fasciste, pour propagande hostile au régime, doivent aussi être évoqués.
Léo Moulin est le président du "Libre Examen" en 1930-1931. Manifestations, soutien de professeurs, batteries d’eau en action s'ensuivirent; "on défendait les grands principes chers à notre Alma Mater", précisera Georges Morissen (Georges MORISSEN, La vie estudiantine, in L’Université de Bruxelles. 1909-1934, Bruxelles, Scripta, 1934. Soulignons aussi combien l’ouvrage, de mettre en exergue des combats philosophiques et politiques fondamentaux dans des affaires brûlantes, est le signe d’une université qui assume ses engagements). Presque toute la population estudiantine de l'Université se trouve réunie dans ce soutien.
Léo Moulin, en situation très difficile pour une histoire de valise à double fond et de documents "subversifs", recevra pour sa défense le soutien du recteur Smets arrivé à Rome comme seul témoin de la défense. M. Smets exposa alors ce qu'était le "Cercle du Libre Examen" dont Léo Moulin était le président et qu'on avait pris pour une "organisation subversive" au Tribunal spécial italien. Un Recteur d'ordinaire effacé s'était personnellement avancé pour défendre les valeurs de notre Université, et ce geste l’honore. Léo Moulin sera condamné par le Tribunal Spécial en septembre 1931 à deux années d’emprisonnement, mais il verra sa peine réduite par la suite.
1937, c'est aussi l’année de création des Cahiers du Libre Examen (Carmen Boute, Charles Dosogne). Au sein du Comité de Rédaction, on retrouve les noms d'Ilja Prigogine ("Science et philosophie. Essai de philosophie physique", Cahier 1937) et de Jean Burgers, mais aussi des contributions de Léo Moulin "Humanisme et Communauté" ou d'Arthur Haulot "Révision des valeurs" dans le Cahier de décembre 1939, n°3 "L’organisation de la paix". L'occasion pour le Cercle, sous la présidence de Christian Lepoivre notamment (agent-parachutiste durant la guerre), de s'affirmer résolument antifasciste et attaché à la paix en Europe.
La période qui s'écoule entre la présidence de Lepoivre et la fermeture de l'Université est plus difficile pour le Cercle, qui exclut sa fraction communiste à la suite du Pacte germano-soviétique (produisant un Cahier contre les totalitarismes de tous bords en avril 1940), et qui contient en son sein des tempéraments très variés, de futurs résistants, comme defuturs attentistes...

De 1941 à 1945
L'Université ferme ses portes sous la pression nazie. Comme on le sait, de nombreux étudiants actifs dans le Cercle "Le Libre Examen", comme Jean Burgers ou Richard Altenhoff, rejoindront les rangs de la Résistance au sein du Groupe G qui comprend d'anciens étudiants et des professeurs. Le Groupe G s'est formé autour de ces deux anciens étudiants, comme d'Henri Neuman (ancien président du Cercle de Droit) et Robert Leclercq, bientôt rejoints par d’autres : René Ewalenko (ancien président du Cercle Solvay), André Wendelen, Jean Mardulyn, Charles Mahieu et Paul Vekemans pour n'en citer que quelques-uns.
Jean Burgers, arrêté par la Gestapo le 17 mars 1944, interrogé à la prison de Saint-Gilles puis torturé au fort de Breendonck, sera déporté à Buchenwald où il est pendu, à l'âge de 27 ans, le 3 septembre 1944. Richard Altenhof, à la tête du service "Matériel" du Groupe G, dénoncé par un agent double, est arrêté le 3 juillet 1943 et torturé à Breendonck. Il est fusillé à Bruxelles au Tir National le 30 mars 1944. Charles Mahieu, expert en sabotage de canaux et responsable du service "Action", est déporté et exécuté le 2 septembre 1944. (Henri NEUMAN, Avant qu’il ne soit trop tard. Portraits de résistants, Editions Duculot, Paris-Gembloux, 1985)
On me permettra aussi d'évoquer brièvement la figure de Georges "Youra" Livchitz, actif dans le Cercle et ses Cahiers du Libre Examen, puis résistant au sein du "Front de l’Indépendance" (F.I.), qui participe avec son frère Alexandre "Choura", Jean Franklemont et Robert Maistriau à l’attaque d’un convoi de déportés juifs, le 19 avril (jour du soulèvement du ghetto de Varsovie), ce qui permettra à une centaine d'entre eux de prendre la fuite. Youra et Choura sont fusillés en février 1944 à Bruxelles (Marcel LIEBMAN, Né juif, Une famille juive pendant la guerre, Ed. Duculot, 1977).
Si les organisations de résistants ont pu mener leur combat, ce fut au prix de la perte de 20 à 30 pour cent de leurs effectifs. Que notre vigilance face à l’extrême-droite soit la preuve qu'ils n’ont pas mené ce combat en vain. Comme l'a dit Robert Leclercq, "périsse le monde s’il ne peut se construire sur la justice, la tolérance, la commune égalité de tous les hommes, sans distinction de classe et de conviction".

De 1945 à 1959
Après la guerre, grâce à d'anciens résistants comme Georges Papy, Jean-Louis Servais ("Groupe G"), le Cercle du Libre Examen repart sur des bases extrêmement progressistes. Le Cercle est mis très tôt sur la sellette à l'occasion de la question royale (1950): les importantes manifestations menées notamment par le professeur Lucia de Brouckère contre le retour du roi Léopold III soutenu par le P.S.C. amèneront le Cercle et l'A.G. à affirmer leur complète opposition au retour du Souverain.
De douloureux problèmes surgiront cependant avec la guerre froide. Une farouche répression anticommuniste se manifeste notamment avec les "Mesures Pholien" (1951) s'exerçant sur des hauts membres de la magistrature suspectés d'activités communistes : tel ancien résistant membre des "Juristes démocrates" passe à la trappe, et la Sûreté comme la gendarmerie s'intéressent de près à certaines conférences de l’Université. Une Sûreté dont on s'efforce d’écarter les "révolutionnaires" et les "groupements antinationaux".
On me permettra de souligner que les relations avec les autorités policières sont depuis lors au beau fixe : en 1950 (Cahiers 13ème année, n°7), le Cercle, ayant "la preuve que la Sûreté belge s'intéresse beaucoup à l'identité de nos rédacteurs" et sachant que "certains détails lui manquent encore", adjoignent, très civiques — et un peu moqueurs — leurs coordonnées à cet intitulé, tout en se mettant à la disposition des agents de la Sûreté pour plus de renseignements (quels films ils vont voir, etc.). Depuis, il est de coutume qu'aux manifestations, les agents de l'Etat fassent comprendre à nos présidents qu’ils les connaissent ("Bonjour, Monsieur X."). C'est de la prévention : pour mieux nous protéger, il faut mieux nous connaître.
La "chasse aux sorcières" belge gagnant en intensité, la principale critique adressée au Cercle sera d'abriter des communistes ou d'être communiste. En fait, il s'agit de se conserver une certaine liberté de pensée et d’action, entre l'antisémitisme des procès moscovites et la "pax durabilis americana" (Cahiers 1947), entre les deux impérialismes, en défendant une critique radicale de l'asservissement (et par là même du colonialisme). Rappelons les propos tenus à l’époque dans certains milieux : "ceux qui ont pour mission d'assurer une Belgique saine, propre, prête à répondre aux impératifs catégoriques de la conscience occidentale, s'emploient à arracher le ver du fruit." (Journal La Métropole, Anvers).
C'est une courageuse attitude de liberté de jugement que défend le Cercle sous la présidence de Roger Lallemand lors de l'affaire Rosenberg. La position du Cercle, qui est celle de la défense des époux Rosenberg suspectés d'espionnage nucléaire au profit de l'U.R.S.S. ("Les Rosenberg sont injustement condamnés"), suscitera de vives polémiques. Bien sûr la lettre du président du Cercle du Libre Examen au Président des Etats-Unis Harry Truman, peut-elle avoir un véritable impact sur une décision ? Cependant, cette prise de position du Cercle, en remuant l'Unif, atteint clairement un véritable objectif de sensibilisation. Mais elle l'atteint par un débat contradictoire, nonobstant les pressions de ceux qui "aimeraient limiter ses activités à des problèmes neutres". Pour le reste des activités de son mandat particulièrement salué (quatre ans), je renvoie à la contribution de Roger Lallemand dans cette plaquette (chef de file des étudiants durant la guerre scolaire en mars 1955, leader d'une manifestation antiraciste, et réussissant à séduire la communauté étudiante la plus large). On y remarque que le Cercle, statutairement paralysé par sa dépendance envers l'A.G. (dont il est le "cercle d’études"), ce qui l’empêchait d'être un moteur d'action, se dégagea de ce carcan qui le cantonnait "dans le domaine du théorique et d'un scepticisme passif".
Le Cercle du libre Examen se lancera aussi dans des polémiques (encore vivaces à ce jour) sur les inciviques et collaborateurs (s'opposant au P.S.C. de l'époque), tout en travaillant dans toutes les directions intellectuelles, philosophiques et sociales (Cahier sur la littérature, sur "la femme, aujourd’hui et demain", 1946, Cahier sur les Jésuites, séminaire d’éthique politique).
Devant les controverses naissantes sur le colonialisme, tenant à respecter un débat contradictoire (Cahiers 14ème série, n°1), Le Libre Examen invite même le Cercle Congo-ULB à s'exprimer. Aujourd’hui pourtant, le langage de ces "derniers coloniaux" nous semble savoureusement déconnecté : "tous ceux qui ont vu le Congo savent que le départ des Blancs serait le signal d'un retour aux pratiques barbares, d'un retour de petits despotes indigènes régnant par la terreur sur leurs frères de race."
Pierre Salmon, Ancien de notre Cercle, a bien raconté les événements qui touchaient à la défense des étudiants étrangers et aux questions coloniales, notamment les bagarres à l'Université lors de la manifestation organisée en 1959 par le Cercle du Libre Examen en protestation contre l'envoi de miliciens belges au Congo. Des contre-manifestants, toujours ces "irréductibles" défenseurs du colonialisme avaient en effet provoqué des incidents ; le Cercle colonial sabotera encore la conférence organisée par les Etudiants Socialistes avec Patrice Lumumba (bombe fumigène, chahut). Cet homme politique congolais figure également parmi les prestigieux invités des conférences organisées par notre Cercle. En 1971, en hommage, le Cercle du Libre Examen organisera une Semaine Patrice Lumumba, à l'occasion de l'anniversaire de son assassinat.
[Philippe Vienne, secrétaire aux publications du Librex 1997-1998.]