samedi 20 avril 2013

Les Ordres académiques : comme dans une église

Aujourd'hui, les Ordres estudiantins cultivent leur jardin et la discrétion. Mais il n'en a pas toujours été ainsi.

De l'apparition des Nébuleux - en 1886 - à 1930, les Sociétés ordinesques ont en effet organisé de nombreuses activités publiques, en plus de tenir des séances intimes. Et, de 1886 à la Première Guerre mondiale, elles ont souvent publié les surnoms (voire les noms) de leurs membres et les titres folkloriques portés par leur Comité dans les journaux et les almanachs estudiantins.

Si les exemples ne manquent pas, nous ne citerons que les activités publiques qui reflètent le mieux l'état d'esprit de guindaille ouverte et généreuse qui régnait dans l'ensemble des Sociétés ordinesques avant 1930.

Les Nébuleux

Dans ses mémoires, publiées en 1963 sous le titre In illo tempore, Charles Sillevaerts raconte que l'on pouvait postuler chez les Nébuleux. Les candidatures étaient toujours assez nombreuses. Mais la Règle prévoyait que si les sièges vacants ne pouvaient être occupés par des candidats présentant toutes les garanties souhaitées, on pouvait parfaitement pressentir l’un ou l’autre étudiant non candidat dont la présence était jugée souhaitable et utile, tous les autres motifs étant écartés.

Charles Sillevaerts explique aussi que les séances des Nébuleux étaient accessibles à leurs candidats. Certes, seuls les Nébuleux pouvaient assister à la première partie - dite "secrète" - de la séance, qui concernait exclusivement les membres et se déroulait selon les rites prescrits par la Règle. Mais les candidats étaient les bienvenus à la seconde partie de la séance - purement récréative.

Cette ouverture ne se limitait pas aux seuls impétrants. En 1906, par exemple, les Nébuleux invitent leurs amis et les délégués de Cercles à une réunion :
"
La salle du "Diable au Corps" était trop exiguë pour contenir tous les camarades qui s’étaient rendus à l’invitation des vieux chauds frères. Remarquée : une délégation importante d’étudiants vétérinaires. En ouvrant la séance, le Vénérable lève son verre à la santé des délégués et de tous ceux qui ont concouru à la réussite de la fête. "Le Chant des Etudiants" et des Nébuleux sont entonnés, et le Bruant Ténébreux régale les invités de son copieux répertoire. Une charmante chanteuse se fait entendre et la parole est ensuite donnée au célèbre "Vadrouilling Club" de Bruxelles qui pendant plus d’une heure fit gondoler toute l’assistance par ses joyeuses créations. Le camarade Delhaize, auteur de toutes ces chansons dont plusieurs (notamment les Trois Curés) sont passés dans le répertoire estudiantin est vivement acclamé." (Echo des Etudiants, 23 janvier 1906) 

En plus d'inviter leurs Camarades dans leurs locaux, les Nébuleux participaient activement à la vie estudiantine et lui ont durablement imprimé une dynamique à la fois chic et guindaillesque, notamment par leurs bals et une revue.

Les Nébuleux organisaient entre autres de "Grands bals des Etudiants" aux Salons Modernes, rue Auguste Orts, comme le prouvent deux cartes de 1896 et 1910 conservées aux Archives de l’ULB. Vers 1910, leurs bals étaient d'ailleurs, les seuls qui connaissaient un succès constant, attirant plus de 400 danseurs (Echo des Etudiants, 14 janvier 1909). La chanson intitulée "Les Petits Chagrins" dans les Fleurs du Mâle de 1922 évoque ces pince-fesses avec humour : "C’est comme au Bal des Nébuleux, / On a à peine une femme pour deux ! / Ca me dégoûte ! / Au lieu d’ risquer de ramasser / Quèqu’ chos’ que j’avais pas d’mandé / J’ préfèr’ la cuite !"

Et en 1888, le Cercle des Nébuleux présenta sa revue Eendracht maakt macht à l'Eden-Théâtre. Dans ses Souvenirs d'un revuiste (1926), George Garnir explique qu'elle fut l'Alma Genetrix de toutes les revues universitaires. "Elle fixa le type de l'étudiant littérateur, de l'étudiant en vadrouille, de l'étudiant bloqueur, de l'étudiant gosse... Elle inaugura les parodies professorales. Elle lança les ballets fameux et, depuis, toujours renouvelés, où les danseuses sont figurées par de grands gaillards, généralement barbus et osseux, qui font des pointes avec la grâce de pachydermes ahuris." Des joyeusetés qu'on retrouve encore aujourd'hui à la revue du Cercle Polytechnique.

Enfin notons qu'après la quatrième et dernière représentation d'Eendracht maakt macht, "les étudiants se transportèrent en corps à la Porte Verte, une vieille baraque du Treurenberg, où un punch devait flamber en leur honneur et en l'honneur de leurs invités". Preuve que les Nébuleux avaient du savoir vivre et du savoir boire...

Les Paradisiaques et les Sauriens

Dans un registre plus folklorique, l’Ordre des Paradisiaques apportait, lui, vers 1910, sa maîtrise dans
les dépoirifications, baptêmes ancestraux au cours desquels les anciens faisaient avaler force bière aux bleus et leur en versaient autant sur la tête. (Echo des Etudiants, novembre 1909)

Et de leur côté, tout comme
les Punchistes de 1904 à 1910, les Sauriens servirent des punchs à leurs Camarades lors de la Saint Verhaegen de 1910 à 1923. Leur objectif était clairement de participer à la bonne humeur de l'Université en offrant un liquide pour le moins euphorisant.

Les Sauriens étaient d'ailleurs assez ouverts puisque les étudiants pouvaient postuler chez eux, comme l'indique un appel à candidature affiché aux valves vers 1910.

Les Macchabées

Le dépôt de candidatures spontanées auprès d'un Ordre s’emballera. En janvier 1928, les Macchabées, qui se disent submergés, publient une brève dans le Bruxelles Universitaire pour ralentir le rythme : "Devant le nombre de demandes d’admission, ils prient les camarades de prendre patience. Les examens d’entrée sont très sévères et cela dans l’intérêt même de l’Ordre et de ses Frères". Le mois suivant (en février 1928), la situation à l'air d'être revenue à la normale : les Macchas indiquent dans le B.U. qu'"ils ont appris que certains camarades poils voudraient bien envoyer leur demande d'adhésion mais sont retenu par une certaine appréhension. Ils les prient de faire leur testament, de recevoir l'extrême-onction et de se présenter ensuite sans crainte."

Ces entrefilets indiquent que, dans les années 1920, les Poils pouvaient entrer assez aisément en contact avec les Macchas. En décembre 1927 et en janvier 1928, les Macchabées convient d'ailleurs - via le B.U. - tous les Poils aux expéditions scientifiques qu'ils organisent.
La première de ces vadrouilles mémorables, la Mission Kluth et Boll, ambitionnait de cartographier le Bruxelles des estaminets et des urinoirs. Tout un programme... En février 1928, les Macchabées continuent à animer la vie estudiantine et annoncent dans le Bruxelles Universitaire qu'ils "préparent de nouvelles expéditions scientifiques auxquels seront comme d'habitude convoqués tous les poils."

Cependant, dès cette époque, les Macchas oscillent entre vie intime et activité publique, entre ouverture et discrétion. A cet égard,
le Bruxelles Universitaire de décembre 1927 se révèle tout à fait symptomatique. On y retrouve, ramassés sur quelques lignes, leur devoir de réserve et leur volonté de partager le folklore qui leur est cher lors d'une de leurs fameuses expéditions : "Les FMAKB ont renvoyé à la vie le camarade CHT convaincu de manchabalisme et d’indiscrétion. Ils prient les camarades de ne pas considérer comme MAKB les bleus qui portent ces quatre initiales sur leur penne : ces indiscrétions sont interdites chez eux et valent le renvoi. Les MAKB préparent des festivités auxquelles seront convoqués tous les poils. Avant de demander leur inscription, que les camarades sachent que l’on ne boit pas énormément et qu’on ne chahute pas : on tente d’être intelligent. Nous ne recevons que les camarades jugés capables de se plier à une discipline. Nous considérons si les candidats sont capables de se dévouer à la cause universitaire et s’ils sont convaincus de la nécessité d’une campagne pour une camaraderie bien comprise."

C'est sans doute en janvier 1928 qu'apparaît le plus clairement la volonté des Macchas d'insuffler une dynamique positive au sein du corps étudiant, de jouer un rôle moteur de la vie poilique au même titre que les Cercles facultaires. Ce mois-là, ils publient dans le B.U. un manifeste généreux. Entre autres points, on peut y lire : "Nous voulons la destruction du manchabalisme sous toutes ses formes. […] Nous ferons en sorte que les anciennes réunions interfacultaires, disparues avec l’ancienne A.G., réapparaissent sous notre patronage. […] Nous demandons aux comités des cercles facultaires de chercher du neuf, de l’intelligent, de sortir de l’abrutissement systématique pour intéresser tous les camarades et les attirer. […]"

Quant à la participation des Macchas aux activités poiliques, elle se fera même en habits rituels. Ainsi, lors de la Saint-Verhaegen de 1931, on voit les Frères en toges et cagoules, porteurs d'un injecteur pour l'un d'eux et d'un crâne pour un autre, comme en témoigne la photo (ci-dessous), intitulée "Le Cercle de Médecine et son joyeux orchestre", publiée dans Le Soir Illustré du 28 novembre 1931.




Après cette Saint-Vé, on ne trouve plus de trace d'activités ou d'apparitions publiques des Macchabées.

Mais le Bruxelles Universitaire de mars 1931 révèle une dernière fois que l'équilibre entre divulgation et retenue se maintient, bien que l'on sente que le ton se durcit. D'une part le dessin de Une du journal montre des Macchas en toge et cagoule ; d'autre part, une brève présente leur Ordre comme "un véritable corps de franc-maçonnerie estudiantine" dont les membres sont "soumis à une discipline rigide et au secret absolu".

Il reste à savoir pourquoi au cours des années 1930 la discrétion s'est finalement imposée chez les Macchabées, mettant fin à leurs activités publiques et au dépôt de candidatures spontanées. Et reste également à savoir pourquoi cette attitude sera aussi adoptée par les Truands lors de leur fondation en 1951 puis, à leur suite, par tous les Ordres nés après la Seconde Guerre mondiale.

On notera que les Sociétés suisses et allemandes d'étudiants ont, quant à elles, conservés l'équilibre entre vie intime et activités publiques. La première partie de leurs séances, consacrée à la gestion de la Société, est réservée aux membres tandis que la seconde partie est ouverte aux invités. Il est par ailleurs toujours possible d'y postuler.