lundi 9 juillet 2012

La cagoule à l'X en 1894

Les brèves "La cagoule avant et après le baptême de 1925" et "La cagoule au baptême montois en 1925" ont rappelé que la cagoule a été portée dès les années 1920 par les comitards de l''ULB et de l'Ecole des Mines de Mons, lors du Jury (l'actuel Tribunal). Les membres de ce Jury siégeaient le soir du baptême, assis à une table d'où ils jugeaient les Bleus.

On ne connaît pas avec précision la date d'apparition du couvre-chef conique dans le folklore de l'ULB ni quel fut le premier Cercle à le porter. Mais il faut peut-être chercher son origine dans les traditions de l'Ecole polytechnique de France et dans les nombreux contacts que les étudiants bruxellois entretenaient avec leurs camarades français à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle.

L'argot de l'X

En 1894, Albert-Lévy et G.Pinet publient "L'argot de l'X. Illustré par les X". Leur volumineux dictionnaire édité à Paris dévoile le vocabulaire et les rites des étudiants de l'Ecole Polytechnique, surnommée l'"X" en raison du culte qu'on y voue aux maths.

Par les termes qui y sont employés et la description du rite qui y est faite, l'entrée "Comiss" de "L'argot de l'X" fait écho au folklore de l'ULB. Les uns y reconnaîtront un cousin de notre Tribunal, les autres des éléments de la séance qui précède l'intronisation dans un Ordre. En tout cas, on y retrouve le port de la fameuse cagoule.

La cérémonie d'intronisation décrite ici par Albert-Lévy et G.Pinet clôture les semaines de brimades dont le but est d'intégrer les "conscrits" (c'est-à-dire les étudiants de première année, appelés parfois "conscrards") à la communauté des "anciens"

Pour que cette intronisation conserve son rôle fédérateur par la surprise et l'émotion partagées, les conscrits doivent jurer de ne rien divulguer de celle-ci ni à leurs "cocons" (ainsi que sont désignés leurs "coconscrits") ni aux "exotiques" (les personnes réputées "exo", autrement dit "extérieures" à l'Ecole).

La commiss

"La commiss (abréviation du mot commission) est le tribunal d'anciens chargé de juger les conscrits et d'appliquer une cote à tous ceux que certaines particularités ou qu'une réputation de collège a désignés à son attention. La lecture de ces cotes se fait publiquement, le jour de la séances des cotes", ainsi que l'explique le dictionnaire "L'argot de l'X".

"La comiss se compose de douze membres, plus quelques bourreaux, désignés par le vote, dès le mois de juin de l'année précédente. Elle entre en fonction à l'arrivée de la nouvelle promo et se réunit, pendant les récréations, dans une vaste salle du rez-de-chaussée, très haute de plafond. Les juges, revêtus d'une immense cagoule rouge, prennent place à une table au milieu de la salle. A leurs pieds, sont accroupis les bourreaux, grands exécuteurs des hautes oeuvres, la tête recouverte de l'ossian, armés de haches, de chaînes, de carcans, de toutes sortes d'instruments de torture en carton. Devant eux, au sommet d'une pyramide branlante, formée de tables entassées les unes sur les autres, la victime est étendue, tout en haut, en travers, sur un bouret."

L'ossian dont sont coiffés les bourreaux est un bonnet de coton qui sert à aiguiser les rasoirs. Percé de deux trous pour les yeux et d'un troisième pour la bouche, il se transforme en cagoule. Son nom rappelle par un calembour celui d'un ancien préfet des études, Ossian Bonnet...

Bourreau en cagoule, muni d'une queue de billard.
Caricature extraite de "L'argot de l'X" (Paris, 1894)

"Les bourreaux ont contraint l'infortuné conscrit d'escalader la pyramide en subissant de fortes secousses, sous la direction du grand bourral. Ils commencent par le flamber en lui promenant sous le derrière une torche de papier enflammé puis, après un formidable refrain, le silence s'étant rétabli, l'interrogatoire commence, interrogatoire baroque, basé sur des accusations comiques, plus ou moins discrètes, fait de questions cocasses, de facéties, de calembredaines. Après quoi la victime est, d'après ses réponses, son attitude, la façon dont elle a enduré les épreuves préliminaires, proposée pour telle ou telle cote, enfin, saisie par les bourreaux qui se la passent de main en main comme une balle et la renvoient dans la cour."

"Le conscrard traduit devant la commiss signe la déclaration suivante : "Je soussigné, ignoble conscrard d'une promo (jaune, rouge) déclare m'engager à ne rien révéler à mes cocons ni à aucun exotique, de ce qui va se passer pendant ma comparution devant la commiss de la vénérable promo (rouge, jaune)."

"Rien n'égale la terreur que la commiss inspire aux nouveaux ; ceux-ci supportent avec d'autant plus de résignation les brimades des premières semaines qu'au moindre mouvement de révolte l'ancien les menaces de la commiss !"
Séance de la commission des anciens.
Le nouveau conscrit est placé sur une pyramide de tables.
Les bourreaux, coiffés de cagoule, le questionnent.
Caricature extraite de "L'argot de l'X" (Paris, 1894)

La séance des cotes

La lecture des cotes se déroule publiquement dans un amphithéâtre lors d'une cérémonie burlesque, appelée "séance des cotes". Elle rappelle quelque peu la "remise des diplômes" qui suit notre baptême. 

La commiss prend place sur un plancher volant, posé sur le bureau du professeur. Les membres en grande tenue, claque et épée, ceints d'une écharpe rouge, sont assis face au public. Les bourreaux, munis de leurs instruments de supplice, se placent derrière eux, la tête recouverte de leur cagoule rouge. Et des anciens, costumés entre autres avec des dominos de papier et des masques d'escrime, armés d'une queue de billard, entourent l'estrade au pied de laquelle se trouve l'orchestre des étudiants.

Le président ouvre la séance par un discours nourri d'épithètes corsées à l'adresse de la nouvelle promotion : "Chers cocons, jamais de mémoire d'X, on n'a vu de conscrards aussi lamentablement idiots, aussi puants de morgue et de mauvaise humeur que ceux qui viennent d'entrer à l'Ecole. Vous allez entendre les rapports individuels que votre commiss a préparés. Vous vous imaginiez, conscrards, qu'il suffisait de piquer une bonne note [...] pour devenir un polytechnicien et avoir le droit de vous asseoir là où se sont assis les Arago, les Ampère, les Courbet... Vous êtes entrés tout fiers de votre petite personne ; vous avez franchi, tout rayonnants d'orgueil, le seuil de la sublime porte. [...] Nous, vos anciens, plus réfléchis et plus froids, nous avons vu votre ignorance, nous avons aperçu vos défauts et vos vices et notre devoir est de vous les signaler. En entrant ici vous étiez une foule dont les éléments étaient recrutés un peu partout, sans lien, sans homogénéité ; vous ne formiez pas une promo. Il vous manquait cet esprit d'égalité, de solidarité, d'union qui fait la force de l'X ; nous nous sommes efforcés de vous l'inculquer : voilà le but des brimades, but sérieux que vous ne soupçonniez pas..."

Après ce discours, les conscrits gratifiés d'une cote défilent sur l'estrade, sous la conduite d'un ancien.

Parmi les cotes les plus fréquemment remises aux conscrits, on retrouve la "cote naïf" pour les conscrits aux réponses enfantines ou encore la "cote journal" pour ceux à qui la gazette de leur localité a consacré un article. 

Les plus petits des conscrits - affublés de la "cote bébé" -  sont munis d'un biberon et apportés devant l'assemblée dans les bras d'un ancien déguisé en nourrice normande. Ceux affligés d'une "cote rogne" à cause de leur mauvais caractère sont amenés sur l'estrade dans une cage d'osier et présentés comme des animaux féroces par un ancien, habillé en dompteur. Et ainsi de suite.

Chaque cote est accompagnée d'un laïus comique tenu par l'ancien qui présente le conscrit. Mais la "cote pose", destinée aux étudiants qui se sont vantés de leur nom ou de leur fortune, est suivie d'un laïus plus mordant, qui se termine par : "Sache, conscrit, qu'on ne reconnaît à l'Ecole qu'une richesse, celle du coeur ; qu'une noblesse, celle des sentiments."