mercredi 27 juin 2012

Les larmes (acides) des Crocodiles

Quatre ans après la mise en sommeil de la Société des Adelphes, l'ULB voit naître la Société des Crocodiles.

Si l'on en croit Louis Salomon Hymans, Jean-Baptiste Rousseau, les auteurs du "Diable à Bruxelles", paru en 1853, la société crocodilienne est "composée en partie des débris de celle du Pot d'Or", autrement dit des Adelphes qui se réunissaient à cette enseigne de la Montagne de la Cour. Comme les Adelphes, les Crocodiles sont d'ailleurs "une société de plaisir tirée à vingt-cinq membres". ("Le Diable à Bruxelles", volume 4, p.93.)

Dans ses "Souvenirs de la vie d’Etudiant", Fritz Rotiers explique que de joyeux étudiants de l’Université de Bruxelles avaient constitué un cercle d’agrément fin 1852, au plus tard début 1853. Baptisé "Les Crocodiles", ce cercle organisait des bals suivis et les portait à la connaissance du public au moyen d’affiches, pas toujours des plus tendres à l’égard de Napoléon III. (in Jeune Belgique, tome IV, 1884-85, pp.487 et 488 et Albert Bouckaert, "Le Crocodile, la plus ancienne gazette estudiantine belge" in Bruxelles Universitaire, mai 1925)

L’ambassadeur de France se plaignit de la situation auprès du bourgmestre de Bruxelles (alors De Brouckère) et les Crocodiles se virent refuser l’autorisation d’annoncer par voie d’affiche le bal qui devait se tenir le 5 février 1853 au Grand-Sablon. Réaction ? Le premier février, les Crocodiles distribuèrent l’affiche subversive en ville, mais sous forme de journal. "Le Crocodile", premier journal belge d’étudiants, était fondé. (Albert Bouckaert, op.cit.)

Sa présentation évolua et, à partir du numéro 17 (daté du 31 juillet 1853), "Le Crocodile" disposa d'une vignette très soignée mais particulièrement virulente. Elle représente deux crocodiles actionnant une broche monumentale où grillent Napoléon III, son diplomate, un évêque et des curés. Le feu est alimenté d'ouvrages calotins. 

Un journal engagé

Par son engagement politique et son humour acide, "Le Crocodile" a réussi à captiver un public de lecteurs qui ne se cantonnait pas aux étudiants de la rue des Sols.

S'il publiait des articles fantaisistes, le journal se faisait aussi volontiers l'écho d'idées anticléricales, républicaines et socialistes, le plus souvent à l’intérieur d’articles où l’humour l’emportait sur la doctrine. Cependant le discours se faisait parfois direct ; les Crocodiles déposaient alors leur plume "souvent badine et frivole" pour laisser s'exprimer des progressistes français exilés à Bruxelles. (Pierre Van Den Dungen, "L’Université libre au temps des Crocodiles" in Rops – De Coster. Une jeunesse à l’université libre de Bruxelles, Cahiers du GRAM, 1996, passim) 

Le débat social était très présent dans les colonnes du "Crocodile". Le journal n’hésita pas, par exemple, à publier des extraits d’une pétition de prolétaires adressées à la Chambre en vue "d’une amélioration du niveau des salaires par un jeu de solidarité", un "jeu" qui allait d’une taxe progressive pendant un an jusqu’à la confiscation des revenus des plus riches. (Pierre Van Den Dungen, op.cit.)  

Et sur le plan national, les Crocodiles étaient attachés à la Constitution de 1830 pour le principe essentiel de liberté de la presse. Ils n’en regrettaient pas moins le royaume des Pays-Bas dont la dislocation "par la séparation violente et radicale de la Belgique et de la Hollande" était à leurs yeux une "calamité". Selon eux, un "grand" royaume aurait permis de s’affirmer politiquement et commercialement face aux puissances européennes. (Pierre Van Den Dungen, op.cit.) 

En plus des choix politiques et sociaux des rédacteurs du journal, ce sont aussi les illustrations qui attirèrent les lecteurs. Et pour cause : la page trois de l’hebdomadaire (qui en comptait quatre) était réservée à Félicien Rops, étudiant à l’ULB et membre des Crocodiles. Le génial dessinateur collabora au journal de 1853 à 1856.

"Le Crocodile" vécut six ans. En 1859, ses principaux animateurs ayant successivement quitté l’Université, il s’éteignit doucement. (Albert Bouckaert, op.cit.)