mercredi 12 septembre 2012

Un temple et dix commandements

Les Crocodiles n'apparurent pas dans l'Egypte antique comme certains l'ont cru mais rue des Sols, à l'ULB, fin 1852 - début 1853.

Comme l'écrit Pierre Van Den Dungen, "La Société des Crocodiles se compose essentiellement d’étudiants qu’elle recrute dans toutes les facultés de l’Université libre et qu’on ne rencontre dans aucune". Les Crocodiles fréquentent en effet surtout un estaminet de la rue des Sols situé comme son nom l’indique, "A la vue de l’Université", c’est-à-dire en face de l'Alma Mater. L’endroit a la cote auprès des étudiants qui le rebaptisent "Le Trou" en raison de l’atmosphère de tripot qui y règne. A l’époque, les étudiants y croisent de nombreux proscrits. (Pierre Van Den Dungen dans "L’Université libre au temps des Crocodiles" in Rops – De Coster. Une jeunesse à l’université libre de Bruxelles, les Cahiers du GRAM,  1996). 

Le temple

La joyeuse bande, qui comptera tout au plus une vingtaine de membres, a réellement investi l’estaminet de la rue des Sols : elle en a même repeint les murs, avec notamment la complicité de Félicien Rops. "Ainsi, en 1855, assiste-t-on au vernissage des nouvelles peintures murales du Trou qui ont pour thème l’étudiant et pour modèle Brididi (Alphonse Noiset). Sur un premier panneau, il vole de belle en belle cultivant l’amour de la pipe ; plus loin il apparaît grave dans son sévère costume d’avocat. Plus loin encore, la vieillesse a ridé ses traits et, père à son tour, il lit la très conservatrice Emancipation afin de faciliter son sommeil. Pour ne mécontenter personne, chaque Faculté possède son propre panneau", relate Pierre Van Den Dungen.

Les dix commandements 

On l'a compris, la Société des Crocodiles ne vit que pour les chahuts et la guindaille. Elle demande de sucroît à ses membres de se plier à dix commandements qui ne doivent rien à la Bible (Ignace de Loyola, le fondateur des Jésuites, y est d'ailleurs moqué) : 

1. Ton inscription tu prendras 
mais pour la frime seulement
2. A tous les cours tu te rendras 
au moins trois ou quatre fois l’an
3. A ton recteur obéiras 
si tu le veux absolument 
4. Le professeur applaudiras 
sifflant Loyola vertement 
5. Pour le faro professeras 
de l’estime profondément 
6. Aux crocodiles danseras 
pinçant un modeste cancan 
7. Souvent à ton père écriras 
mais pour des clous uniquement 
8. Ta maîtresse tu garderas 
quinze jours régulièrement 
9. Chaque soir tu te coucheras 
passé minuit, jamais avant 
10. Ainsi docteur tu deviendras 
un jour indubitablement. 
("Les 10 commandements de l’étudiant de Bruxelles, dédiés aux Crocodiles par un vieux phoque", in Le Crocodile, n°3, 27 février 1853.) 

"Le décor est planté : aux leçons magistrales, le Crocodile préfère la vadrouille en ville et les discussions d’estaminet. Il professe un anticléricalisme virulent ; aime les bals aux cancans endiablés. Le Crocodile vit, donc dépense. Ainsi se sent-il parfois obligé d'envoyer de touchantes lettres aux parents", souligne Van Den Dungen. Plus important, le Crocodile fait sienne la devise de la République française "Liberté-Egalité- Fraternité". Même s’il l’interprète à sa façon... En Crocodilie, le bal représente la Liberté, l’émulation bohème l’Egalité et les banquets du "Trou" simplement confectionnés prêtent leurs couleurs à la Fraternité. (Pierre Van Den Dungen, op.cit.) 

Le "Trou" en gravure 

C'est Leo von Elliot qui nous ouvre la porte du temple des Crocodiles. Son dessin du "Trou", publié dans l'"Illustrierte Zeitung" en 1863, laisse entrevoir une atmosphère de cour de miracles...


Le café étudiant "Le Trou" à Bruxelles.
Gravure d'après un dessin original de Leo von Elliot,
dans l'Illustrierte Zeitung du 17 janvier 1863.

L'estaminet grouille d'étudiants. Dans tous les coins, on voit leurs casquettes à visière courte (bien différente de celles d'aujourd'hui et sans doute empruntée aux uniformes militaires). Au milieu de la pièce, quelques-uns lèvent la jambe gauche puis la droite, au son du violon et du violoncelle : ils dansent le cancan. Certains boivent au bar, d'autres cuvent leur bière tête ou pieds sur la table. A gauche, on joue au jaquet. A droite, on couronne une jeune fille d'une soupière. Bref, le joyeux chaos règne en maître. Tandis que, là-bas, derrière les murs de l'Université qu'on distingue à travers la vitre, un professeur donne son cours à des étudiants sans doute moins nombreux. 

Dans "Le Trou".
Des étudiants dansent le cancan.
Derrière la vitre, on devine l'Université.
Détail de l''Illustrierte Zeitung du 17 janvier 1863.

Dans "Le Trou".
Au mur, des tableaux représentant
l'été et le printemps.
On devine les ovales de deux autres tableaux à gauche.
Détail de l''Illustrierte Zeitung du 17 janvier 1863.

Près du comptoir du "Trou".
Détail de l''Illustrierte Zeitung du 17 janvier 1863.

Par sa précision, von Elliot a sauvé de l'oubli les peintures murales du "Trou", réalisées par Félicien Rops et d'autres Crocodiles. On sait grâce à lui comment se présentaient le tableau saluant la faculté de Droit et celui honorant la faculté de... boire. On découvre les grandes lignes des fresques consacrées à l'été et au printemps, où le Crocodile Brididi - casquette sur la tête - convole au bras d'une belle.

On découvre aussi, amusé, que les armoiries des Crocodiles (une tête de saurien encadrée par deux pipes) et leurs dix commandements (présentés comme une Bible ouverte) trônaient au milieu de l'estaminet.


Dans "Le Trou".
Détail de l''Illustrierte Zeitung du 17 janvier 1863.
Tableaux représentant
le printemps
(avec le Crocodile Alphonse Noiset et sa belle)
et la faculé de boire
(avec deux étudiants à la porte d'un estaminet)

"Eh bien, dansez maintenant..."

Danser, l'un des dix commandements crocodiliens, occupe une place essentielle dans la vie de la Société. Les bals qu’elle organise ont généralement lieu au Grand-Sablon. Les soirées dansantes, toujours costumées, se tiennent en hiver et parfois au printemps. (Pierre Van Den Dungen, op.cit.)

Une autre gravure, également signée von Elliot, laisse imaginer l'ambiance de mardi gras qui devait régner dans les bals costumés des Crocodiles. (Lisez : "Un bal des Crocodiles. Une gravure rarissime")


Bal masqué d'étudiants, à Bruxelles.
Dessin réalisé d'après une gravure de Leo von Elliot, vers mars 1859.
Cliquez sur l'image pour l'agrandir.

Dans son numéro 2, daté du 13 février 1853, Le Crocodile décrit cette activité vitale pour les membres de la Société :
"§3 Le Crocodile au bal
Où il y a de la gêne,
Il n’y pas de plaisir.
Le Crocodile né sous une étoile riante à horreur de la contrainte, il professe un souverain mépris pour l’habit noir, la cravate blanche et les gants beurre frais, il préfère mille fois la pipe au cigare ; la casquette a pour lui des attraits, le chapeau n’en a pas ; enfin le sans-gêne est passé chez lui à l’état d’habitude, et la liberté est sa grande passion.
Ainsi, vous rencontrez rarement un Crocodile au milieu des raouts aristocratiques ou bourgeois, car dans ces lieux, il faut pincer la fine conversation ; le naturel en est exclu. Là règne souvent un être insupportable connu sous le nom de fat ; enfin si quelque velléité de bonne humeur se communique à vos jarrets, vous êtes arrêté soudain par une déesse sévère appelée convenance. Non, ce que le Crocodile adore, c’est le bal hanté par la grisette au pied léger, à l’œil effronté, au sourire provocateur, aux propos piquants, c’est le bal où l’on danse ad libitum, c’est le sanctuaire du cancan, la réunion des bons enfants, des drilles sans façon, c’est l’orchestre aux quadrilles entraînants, et la scottisch ravissante, et puis, pendant le carnaval, ce sont des costumes impossibles et des combats en champ-clos, ou comme au temps des scholastiques, la victoire reste au meilleur blagueur."