samedi 6 avril 2013

En 1909, l'ULB fête ses 75 ans

En 1909, l'ULB célèbre son 15ème lustre. L'Almanach de l'Université de Gand publie le compte-rendu de ces festivités exceptionnelles. Ce long texte - qui nous a été transmis par le vénérable Poil J.n v.n d. V.l - reprend d'abord le discours que Paul Hymans, député et vice-président du conseil d'administration de l'Université, prononça à l'Hôtel de Ville.

Nous ne donnerons ici que la chronique des festivités des 18, 19, 20, 21 et 22 novembre 1909. On y croise Jules Malbrun (dit Jujules, Ex Vénérable des Nébuleux) et le Caïman (membre des Sauriens). On y rencontre aussi des gars de la "Générale" (comme on appelait familièrement l'Association générale des étudiants) ainsi qu'un tas de "clippards" (ainsi que l'argot de l'ULB désignait les étudiants en "clippe", c'est-à-dire porteurs de la penne). Et encore d'autres étudiants arborant les "écharpes" colorées (nous dirions aujourd'hui les bands) des comités de leur cercle.

Jeudi 18 novembre 1909


« C'est l'heure solennelle ».

Du haut de cette « Saint-Verhaegen », soixante-quinze ans nous contemplent.

Il est trois heures. Précédée de l'harmonie communale, joyeusement l'école de Verhaegen se met en route vers la gare du Nord à la rencontre de nos camarades belges ou étrangers qui nous arrivent en nombreuses délégations.

Liège. Anvers. Gembloux. Mons. Gand. Lille et Nancy nous envoient leur plus brillante jeunesse, leur « spes scientiae ». Hip Hip Hourrah ! Des clameurs, des cris, des chants, des étreintes.

Marches, pas redoublés, danses, éveillent même les bravos parmi les passants. On salue cette Belgique jeune et fière qui fête la Source de son affranchissement.

Place Rogier, ronde fantastique, farandole d'enfer, on n'entend plus ni les trompes des taxis ni la petite trompette nasillarde appelant les fiacres, rue de Brabant.

Puis en route par les boulevards. Brasserie Flamande, rue Auguste Orts. Foule et Soif, deux déesses dont la première nous fêta, enthousiaste ; l'autre à laquelle nous offrîmes tant de libations, merci.

Ce fut une chaude bienvenue, souhaitée par le vieux camarade interuniversitaire J. Malbrun. toujours vert, toujours le teint rouge, (Bruxelles for ever). Son allocution fut si juvénilement poétique qu'elle se termina en verres.

Vin d'honneur, revin d'honneur, survin d'honneur... et rendez-vous est pris pour tantôt « A la Nouvelle Cour de Bruxelles.

Ce fut la soirée estudiantine par excellence. Quasi improvisée, avec sa macédoine de chansons, la fête en fut d'autant plus gaie, d'autant plus cordiale. Invités, camarades de Bruxelles et de l'étranger, rivalisèrent de talent et d'humour : Madame Berthal, les copains Borckmans, Manuel, Colin, Monsieur Libeau, sont successivement couverts qui de fleurs, qui de bravos, bans et rebans.

La revue de nos Escholiers Liégeois et leur gente commère (veinards d'interprètes, va) nagent en plein succès. Fichue idée ! J'allais oublier nos chansonniers estudiantins : La revue de nos Escholiers Liégeois et leur gente commère (veinards d'interprètes, va) nagent en plein succès. Fichue idée ! J'allais oublier nos chansonniers estudiantins : le Caïman (Maigret pour État civil), Jujules qui nous enveloppa de ses toiles d'amour, Goossens de plus en plus chauve et d'autres, d'autres encore, toujours. 

Emue par toutes ces
avariations musicales, la foule des clippards délirants déferle en vagues bruyantes par la ville, assoiffée d'avoir bu quelques tonneaux de Munich. L'aube aux lueurs orangées mit en fuite les dernières ombres noctambulesques.

Vendredi, 19 novembre

Dans la salle gothique, brillamment éclairée de notre palais communal, où nos vénérables et vieilles bannières ajoutent encore leur note archaïque, s'ouvre, solennelle, la cérémonie inaugurale devant un parterre de sommités scientifiques, artistiques et politiques.

Nos chefs du parti libéral, notre poète Verhaeren, nos hommes de Sciences : Pirenne, Thomas, Frédéricq, Cumont de Gand, Van Beneden de Liège et bien d'autres encore. A la grande table rectorale tous les délégués belges et étrangers. Sont très remarqués : Beernaert, de l'Académie royale de Belgique, Francis Darwin (Cambridge), Rolland (Oxford), Neumann (Strasbourg), Poincaré (Paris).

D'ailleurs tout notre corps professoral est au poste. Le docteur Rommelaere, président du conseil d'administration, ouvre la séance et regrette l'absence de notre vénéré bourgmestre Demot, gravement malade. Quelques télégrammes d'excuses sont lus : entre autres du professeur Waldeier de Berlin et Davis de la Sorbonne.

Après avoir rappelé nos luttes scientifiques contre les tendances épiscopales de Louvain, M. Rommelaere nous énumère tous les corps savants représentés. De Belgique : l'Académie et l'Académie de médecine, les Universités de Liège et Gand par leurs recteurs, l'Angleterre par ses recteurs de Londres, Cambridge, Oxford ; l'Allemagne par celles de Berlin, Bonn, Strasbourg ; la France par celles de Paris, Nancy et Lille, la Hollande par celles d'Amsterdam et Utrecht. Genève nous envoie ses meilleurs vœux de sympathie. Il salue l'administration de la ville toujours si bonne et si généreuse pour sa protégée. Il rend un éclatant hommage à notre mécène, Monsieur Ernest Solvay, toujours prêt à nous soutenir, à nous aider à vaincre des obstacles qui, sans lui, seraient demeurés insurmontables. Longues acclamations, répétées, d'ailleurs fougueuses, après le rappel de tous les bienfaits dont nous comblèrent les Verhaegen, Van Schoor, Graux et Warocqué. Jamais, ou leur secours moral ou financier ne nous a manqué.

Puis ce furent les pages magistrales lues par Monsieur Paul Hymans et reproduites plus haut.

En l'absence de notre regretté bourgmestre, Monsieur Lemonnier, échevin des travaux publics, nous souhaite la bienvenue dans ce palais municipal. Rappelant les services rendus à la science et à la liberté par notre enseignement, il ajoute: « Aussi la Ville de Bruxelles accomplit-elle avec empressement, en ce jour anniversaire, un devoir de gratitude en envoyant un souvenir ému aux illustres fondateurs de l'Université. Elle exprime sa profonde et sa cordiale reconnaissance aux continuateurs de leur oeuvre, à leurs dignes successeurs, au corps professoral qui remplit sa haute et délicate mission avec un dévouement et un désintéressement sans égal ; elle remercie, enfin, tous ceux qui, par leurs générosités et leurs largesses, ont assuré la vie, la grandeur, la prospérité de l'Université Libre de Bruxelles ».

Dois-je vous dire de quels bravos sont soulignées ces paroles de péroraison ?

« Vous pouvez être assurés que, dans l'avenir, elle continuera à vous entourer de sa sollicitude et de son affection maternelle et qu'au jour, où le déplacement de École deviendra nécessaire, elle lui érigera un nouveau temple digne de ses mérites et répondant à toutes les nécessités des progrès modernes de l'enseignement ».

C'est au tour de notre « chief speaker », président de l'Association générale des Étudiants, à remercier notre Alma Mater de tout ce qu'elle nous donne. Il fait un vibrant appel à notre gratitude et nous conjure de ne pas mentir aux espérances de nos aînés.

Tous les délégués étrangers, drapés dans leur toge de grand apparat nous apportent les sympathies et les félicitations du monde savant. Remarquées surtout la harangue de Poincaré avec son parallèle spirituel entre les Universités jeunes, nées du et par le progrès et les vénérables aïeules rongées de routine, ankylosées et lentes à évoluer, et celle de Van Hamel, professeur de Droit pénal à l'Université d'Amsterdam, qui vient remuer en nous de bien vieux souvenirs et évoquer des destinées si longtemps communes. Citerai-je Cormack de Londres, Strasburger de Bonn, Chaudot de Genève, Lyon de Lille, Vollgraft d'Utrecht Adam de Nancy, qui nous rappelle aussi Ernest Solvay ; de Brabandere de Gand, Fraipont de Liége, Mesnil de l'Institut Pasteur et d'autres encore.

Le recteur prend la parole, salue au nom du corps professoral et nous dit : « Ce jour est un point de départ et non pas un aboutissement ». Il invoque la nécessité pour la science d'être libre.« La vérité n'est pas un dogme : il faut que nous formions des penseurs et des chercheurs. Tâchons de rester conformes au nouveau sceau que nous adoptons : St Michel terrassant l'hydre de l'esclavage et tenant en main le flambeau de la Science. »

Il nous donne ensuite lecture de la liste des docteurs « honoris causa » dont tous les délégués étrangers. Parmi les noms les plus acclamé, citons ceux de Pirenne, l'abbé Loysy, Maeterlinck, Verhaeren, Darwin, Roux !

Monsieur Buls (bravos enthousiastes) apporte l'appui de tous les amis de l'Université et nous rappelant que la moindre obole vaut le plus grand sacrifice, il laissera nos cœurs nous dire tout bas les noms de nos généreux donateurs.

Monsieur Rommelaere termine la série des discours en portant hommage à trois grands noms : Solvay, Warocqué et Errera.

Et maintenant, en route pour la gare du Midi, recevoir nos amis de Paris, qui arrivent tantôt. Marches accélérées, chants « praestissimi », attente impatiente, acclamations, hourrahs, accolades et vite au galop rentrer manger un morceau sur le pouce pour arriver à temps au « Gala » de la Monnaie.

Il est minuit et demi et, à une table du « Palace » presque vide, nous causons, un ami et moi, de notre émerveillement de tantôt : Une salle magnifique où les guirlandes de jolies femmes jettent de ci de là leurs notes claires en bouquets chatoyants de bijoux de rire et de chair. Les files d'habits et de devants empesés margent de blanc et noir les parterres disséminés en fantaisistes arabesques.

Certes le spectacle de scène ne le cède en rien à celui de la salle. Après les brillantes fanfares d'une marche jubilaire, nous voici jetés dans l'angoisse de ce drame sombre, Philippe II de Verhaeren. Si je vous dis dès maintenant que le fond en est le combat âpre et cruel pour la liberté qui agonise, ou plutôt l'odyssée d'un martyr qui franc, brutal peut-être, paie de sa vie sa lutte contre la sournoise oppression du Saint office, je n'ai plus à insister ni sur les acclamations venant saluer les tirades libératrices, ni sur les cris de haine et les hurlements réprobateurs soulevés par la sinistre morale de l'Inquisition qui, fourbe, parle du bras séculier quand elle seule frappe et assassine.

Si Mademoiselle Lucie Brille fut couverte de fleurs, c'est qu'elle su si bien faire tressaillir nos fibres les plus sensibles, celles qui sont notre raison d'être à nous Etudiants : l'Amour et la Liberté.

D'ailleurs notre enthousiasme est communicatif car toute la salle accompagne trépignante d'émotion le vaillant « choral des Gueux » qui suit.

Un entracte ; quelques pas à faire au foyer : Le recteur est rayonnant, les invités ont le sourire, les femmes le rire, la jeunesse l'hilarité.

Mais on sonne et il serait impardonnable de rater l'interprétation brillante du 2e acte de « Monna, Vanna » : par Me Georgette Leblanc-Maeterlinck et Mr Séverin Mars.

Nous sommes un peu plus fiers après la grandiose splendeur de cet acte, devant tous ces étrangers de marque : Une Belgique petite, c'est vrai, mais grande par ses enfants : des Verhaeren, des Maeterlinck.

Puis ce fut la tragique évocation de cette mort d'Egmont qui vint nous rappeler la double blessure que nous firent l'Inquisition et la furie espagnole qui tuaient à grands coups de jugements sacrés et infaillibles.

L'apothéose finale : Notre chant glorieux chanté par M. Lestelly et repris en chœur devant toute la salle debout...

Tout cela s'évoquait entre deux gorgées de Munich dans le calme d'une grande salle vide sous le regard morne d'un garçon en veste blanche, un oeil déjà fermé.

Vide, mais non, à une table pas loin de nous, deux Messieurs causent, dont Séverin Mars. Je me précipite à l'interview. Tiens, voici Georgette Leblanc.

Un rapide compliment à Me Maeterlinck, un second à Me Lucie Brille, qui se retirent après un instant dans leurs appartements (dame il est 1 1/2 heure). Mais je tiens attablé Monsieur Mars, peut-être malgré lui et je m'en excuse : « Et bien, dites-moi, quelles sont vos impressions de la soirée ? J'avoue, me répondit-il, que j'avais un peu peur. Pensez donc, aller fouiller cette psychologie fine et enchevêtrée, profondément humaine de Maeterlinck devant un public en majorité estudiantin ! Oser présenter le caractère, si femme, si ingénu de Monna Vanna dans le second acte. Là surtout où la vie du « cœur » est rendue jusqu'aux dernières limites de la finesse, où la scène est une fantasmagorie de nuances, délicates et comme effacées, de ce passé si inconnu, si brumeux d'Italie à l'aurore de la Renaissance. Italie mosaïque de villes plutôt. O, je sais qu'un talent comme celui de Me Leblanc ne recule pas devant l'obstacle. Mais mon rôle : Cet homme, fort devant les chaos et les guerres, mâle devant l'ennemi et qui hésite, recule, a peur devant deux yeux timides, devant un corps de femme qu'on n'a qu'à prendre. Faire saisir par les nuances du jeu que Prinzivallo renie son passé de luttes, pour plaire à celle que peut-être il n'aura jamais. Et puis voilà, nos étudiants sont presque gens du Nord: quel calme, quelle attention. Dites-moi, était-ce une élite choisie parmi vos quatorze cents basochiens ? »

« Pas du tout, je vous prie de le croire : ils étaient de toutes les facultés et réunis au hasard ».

« Alors, bravo ». « Et merci ».

Un dernier « bonnet de nuit » et « La consigne est de ronfler ».



Samedi, 20 novembre

Jour anniversaire de notre fondation. Oui, allons d'abord reconnaissants à un pieux pèlerinage. L'exposition de souvenirs universitaires et de portraits d'anciens professeurs s'ouvre à 10 heures. Et dans la lente promenade devant ces figures, qui regardent défiler la jeunesse d'aujourd'hui, leur oeuvre en quelque sorte, dans ce milieu où ces riens d'antan parlent à l'âme, on se tait ou on cause tout bas.

Figées dans le sombre relief du bronze ou l'éclat opalin et mat du marbre, nos gloires revivent, réunies toutes là, comme elles se réunissaient peut-être jadis, et évoquent, à nos yeux un peu tristes, ces soixante-quinze années de lutte, de ténacité jusqu'au triomphe d'aujourd'hui. Vais-je citer des noms : les Anspach, Bara, BuIs, Coppez, De Brouckère, De Facqz, Kufferath, Mainz, Graux, Vander Kindere, Van Humbeeck, Van Schoor, Verhaegen et d'autres encore. Quelques caricatures, des charges, d'anciens programmes, des sceaux. Sont surtout admirées les adresses de sympathie, enluminées, superbes, que nous ont envoyées les Universités du monde entier. Des dessins, des aquarelles...

Je voudrais m'y attarder plus longtemps, mais il me faut gagner
le parc Léopold où une visite des instituts m'attend. Un dernier regard en arrière et vivement, en route.






Peu de monde pour un premier « lendemain de la veille ». Tant pis pour ceux qui manquent. Peut-être les exilés de la rue des Sols ont-ils eu trop peur d'emporter d'ici de cuisants regrets et combien ils eurent raison.

Des salles, non, des salons, superbes, De grandes baies vitrées jettent partout leurs flots de clarté. Au lieu d'avoir pour horizon de sales tas de décombres, les mailles de fer des arbres nus esquissent par les perspectives en grisailles, leurs dentelles d'entrelacs.

Veinards de copains. On nous reçoit dans un gentil amphithéâtre garni de plantes de serre et de longues tables où des guirlandes de fleurs dessinent de longues spirales. Monsieur Paul Reger, nous adresse une chaleureuse bienvenue et devant notre émerveillement nous rend visible le monument intellectuel qui seul restera debout.

Il nous présente l'élite des Professeurs qui mettent la vie dans ce qui ne sont malgré tout que des bâtiments : MM.De Moor, Slosse, Jacques, Brachet, Dollo, Wawweiler. Pendant que De Péron notre président, proteste de notre énergie à soutenir l'effort des professeurs, le champagne circule et on décide par acclamations d'envoyer à MM. Solvay et Warocqué le télégramme suivant: « Les Étudiants réunis aux Instituts du Parc Léopold adressent au généreux philanthrope (E. Solvay) (R. Warocqué) l'expression de leur admiration et de leur profonde gratitude ».

Au tour de M. Waxweiler à nous faire les honneurs de l'Institut de Sociologie : La salle de conférences forme un tout d'une harmonie superbe entre les multiples exigences de la Science, la documentation la plus complète et un luxe d'un goût exquis. Suit une leçon type sur le travail et sur sa différentiation dans nos grandes usines modernes où le mécanisme loin d'être la « Niveleuse » permet aux divers degrés d'intelligence de s'employer suivant leurs moyens. Nous quittons à regret et jaloux des générations futures qui, probablement, loin du bruit et des ruelles infectes, iront rejoindre ce paradis de la Science. A peine le temps d'avaler un morceau à la hâte car il y a à une heure quelques tonneaux à boire à l' « Aiglon » chaussée d'Ixelles. Enthousiasme fou et soif en proportion.

Puis en route vers la « Grand'Place » pour la formation du cortège, qui se met en branle à 2 heures 1/4.

L'harmonie communale en tête, s'avance. Nous sommes certainement plus de mille. Ordre parfait. De Péron, devant la statue de Verhaegen, prononce une allocution émue, et de nombreuses gerbes viennent humblement se poser aux pieds de notre fondateur. Marche forcée jusqu'à la Bourse. Envahissement des escaliers. On chasse les « capitalistes » et, devant un concours de badauds qui, en restent « baba », nous nous tenons immobiles ; le vent même cesse d'agiter nos oriflammes et... « Ne bougeons plus » Merci. Nous voilà photographiés.


A la Bourse, Saint-Vé 1909.
Photo publié dans le Bruxelles Universitaire de la Saint-Vé 1948.
Aux premiers, des étudiants portent l'écharpe de leur Comité.


Farandoles, cramignons, chahuts, rondes évacuent en quelques instants la place de Brouckère. Flonflons de musique, petites trompes à deux sous, sifflets font rage, jusqu'à la salle du Théâtre communal où a lieu la fête commémorative de la Fondation de l'Université Libre.

La salle est bondée. Professeurs, Etudiants, Membres des Loges en uniformes ; c'est la cohue, mais attentive et silencieuse. Dans ce théâtre, un peu sombre, la cérémonie revêt un caractère encore plus solennel, plus poignant. Monsieur le recteur ouvre la 'séance, magistralement, par un discours d'une envolée et d'un style enflammé, véritable chef-d’œuvre d'éloquence. Comme après l'éclat de ces périodes, un aperçu succinct paraît sec !

Il début par un parallèle frappant entre les ruines croupissant aux portes de notre Université et le lamentable abandon où gît l'enseignement. Mais le temple du Libre Examen reste debout. Il rayonne en dehors et de nombreuses œuvres sœurs propagent ses doctrines. Les Anciens élèves, la Société des ingénieurs, l'Extension Universitaire, etc.

Que faut-il donc pour mener cette grande oeuvre à bien: trois choses : Freiheit, Ehre und Geld. Les deux premières nous les avons. Qui donc nous donna la troisième : Un homme s'est rencontré, loyal, infatigable et bon ; il est venu à nous et nous a dit : « De l'argent, mais demandez-en ! » et devant nos regards ironiques il ajouta : « J'en demanderai moi », et nous nous sommes inclinés. Cet homme c'est Monsieur Buls. Du coup une majestueuse ovation roule ses échos dans la vaste salle et dans l'émotion générale, Buls salue à droite et à gauche, profondément touché. Après un vibrant appel aux vaillants étudiants qui demain continueront l'oeuvre, le recteur nous invite à l'union, aurore de la victoire tout proche.

Viennent ensuite les hommages apportés à l'Université par :

M. Rouffart, au nom de l'Union des Anciens Étudiants
M. Greiner, Au nom des Ingénieurs sortis de l'U. L.
M. Léon Leclère, au nom de l'Extension Universitaire.
M. Lafontaine, au nom des Loges maçonniques.
M. Buls, au nom de la Ligue de l'Enseignement.
M. De Péron, au nom de l'Association générale.
M. Clouset, au nom de l'Université de Paris.
M. Sluys, au nom des Universités Belges.

Enfin, notre camarade Léon Dumont, au nom de la presse universitaire paie le tribut de reconnaissance, et l'assemblée, au milieu d'un délire frénétique, quitte la salle en chantant le choral des Gueux.

8 heures.


Scintillante dans son manteau de neige et d'or, sous l'éclat tamisé des mille feux électriques, la salle du Marché de la Madeleine s'inaugure en notre honneur en un festin digne des temps héroïques.

Plus de 750 convives, dans le brouhaba animé et joyeux de jeunes et vieux qui fraternisent, font honneur au banquet. Des rires perlent, à chaque bout de table : on s'interpelle, puis un refrain de chanson, un appel, tout se croise, se mêle, bourdonne. Quelle vie et quel appétit ! C'en est même trop vite fini.

A l'heure du St Marceaux... on n'entend rien. Je vois bien notre recteur juché sur une table, ouvrir et fermer la bouche comme s'il parlait. D'autres Messieurs font le même exercice inutilement.

Puis un silence profond, une ovation formidable : Paul Janson, notre vieux Lion des luttes électorales (Comme l'appellera tantôt Paul Hymans) parle. Il nous confie sa joie en voyant notre enthousiasme et fier de notre victoire militaire, salue notre aurore de demain. Quasi porté en triomphe, il faut de longues minutes pour éteindre les acclamations et les bravos auxquels Paul Hymans met le comble par une allocution pleine de fougue et de jeunesse.

Mais l'harmonie de nos copains Liégeois nous appelle au dehors et au son d'un pas redoublé, en route pour le bal.

O ! Ce bal. Le recteur, Monsieur le Professeur Vollgraff, délégué d'Utrecht tout hilares, Furnémont haranguant les couples, une bouteille de champagne à la main, et les vénérables membres des loges chahutant un quadrille !! Des couples, dans une double béatitude de champagne et d'amour, perdus à des tables à la débandade,
le punch qui flambe, les valseurs qui trépignent, tout cela me semble un vaste chaos de plaisirs enthousiastes, de vraie vie escholière menée par de vrais truands de plumes. Je rêve d'un Véronèse pour peindre ces noces là.
Dimanche, 21 novembre


Dès neuf heures et demi-grande animation boulevard de la Senne, malgré un temps maussade qui pleurniche de n'avoir pu se lever assez tôt.

Des quatre coins de la Belgique nous arrivent par fournées les sociétés de Jeunes Gardes et les cercles de Libre Pensée qui viennent porter à leur capitale l'offrande de leur inlassable dévouement. Plus de cent groupes, sans compter les cercles d'étudiants, déploient les plis de leur bannière. Le cortège coupé de nombreuses musiques se met en marche. La pluie ruisselle sur une cuirasse d'allégresse. Si le soleil boude, tant pis pour lui, il manque un bien beau spectacle.

Le long défilé s'écoule par les boulevards, la rue Neuve, place de la Monnaie, rue d'Arenberg, et par la rue du Marché au Bois, se rend à la statue de Verhaegen, fondateur de l'Université Libre.

Et dans le temps qui s'éclaire, le spectacle de l'éclatant hommage rendu à notre créateur, parait grandir, par le respect et une sorte de recueillement qu'on lit sur tous les visages. Enfin les groupes se disloquent et vont jeter l'animation, jusque dans les quartiers les plus excentriques de Bruxelles.

A onze heures se réunissaient au Parc Léopold et nos grands bienfaiteurs et nos grands dévouements. En un lunch cordial où naquirent les plus nobles et les plus proches espérances, tous sentirent se serrer plus étroits ces liens déjà vieux de trois quarts de siècles. On sentait déjà se réaliser ces deux vers de notre chant :


Une aurore nouvelle
Se lève à l'horizon.


Mais pour les conférences scientifiques qui suivirent, je préfère céder la parole à mon ami Louyot, beaucoup plus compétent que moi.

Au programme des fêtes du soixante quinzième anniversaire de la Fondation de l'Université Libre de Bruxelles était une conférence du docteur COMANDON sur la cinématographie de l'ultramicroscopie.

Dès que Monsieur HEGER eut présenté en quelques mots aimables, à l'affluence des personnalités scientifiques, des praticiens et des nombreux étudiants, le docteur COMANDON et ses collaborateurs MM. GASTOU et PATHÉ, le jeune savant entra immédiatement dans son sujet et émerveilla les spectateurs en faisant défiler devant eux la série, des films cinématographiques qu'il avait recueillis et qu'il nous développa de façon si claire. Ce fut l'innombrable et effrayante faune de l'intestin d'une souris ; les bacilles, vus à un grossissement de 20,000 diamètres, évoluaient, se transportaient en droite ligne, ou bien faisaient de gracieux virages et traversaient la préparation avec une rapidité déconcertante, bousculant les cocci plus paisibles, moins turbulents.

Puis l'on vit dans des préparations de sang de plusieurs animaux, des tripanosomes se mouvant incessamment, déployant leur membrane ondulante, se relançant comme des balles des globules sanguins et bousculant les ombres des globules morts. Vinrent également en milieu sanguin les gracieux spirochètes, agiles, élégants, avec leurs innombrables spires progressant à la manière d'une vrille; ou bien lorsqu'ils étaient dans un globule rouge, tournoyant comme s'ils étaient en cage; enfin quand le spécifique qui devait les tuer agissait, on les voyait dans les spasmes de l'agonie, ralentir leurs mouvements, s'accoler les uns aux autres comme pour se prêter mutuellement secours contre l'ennemi commun.

Enfin, contrastant avec cette vie intense, fébrile, nous voyons les mouvements lents, nobles et sûrs d'eux-mêmes des gros globules blancs lançant leurs pseudopodes et leurs prolongements protoplasmiques pour s'accaparer des cadavres de microbes qu'ils voulaient dévorer.

C'est par cette apothéose que se termina la séance : les spectateurs émerveillés étaient émus à la pensée des services qu'était destinée à rendre à la science la cinématographie appliquée à l'ultramicroscopie. Car outre l'auxiliaire précieux qu'il sera pour l'enseignement, il deviendra plus utile encore au savant qui peut constater par lui-même, l’œil sur le microscope ces séries de phénomènes.

En effet, le cinématographe, grâce à M. COMANDON, lui permet d'enregistrer et d'étudier à loisir les préparations fugaces de ces microrganismes vivants.

A l'inverse de la coutume parisienne, en Belgique ce sont les académiciens qui attirent les dames : salle comble au Marché de la Madeleine.

Laissez-moi, comme compte-rendu, vous donner un extrait qu'écrivit dans la « Jeunesse Progressiste » votre concitoyen Maurice Berger :

Donc M. Henri Poincaré, membre de l'Académie française et de l'Académie des sciences, qui réalise ce dualisme rare d'être à la fois l'un des écrivains les plus puissants et sans doute le mathématicien de le plus fort de l'époque, a parlé de Libre Examen en matière scientifique. Il a lu son discours, ou plutôt il l'a raconté sans regarder ses feuilles, un peu hâtivement, avec de petits gestes saccadés et de brusques interruptions pour rajuster un binocle indocile, désarçonné au moindre mouvement, et qui semblait causer au savant d'indicibles tablatures. Mais n'importe, il aurait pu parler ainsi des heures, que le public l'aurait écouté dans le même silence religieux, tourmenté seulement par la crainte d'en perdre une parole.

M. Gustave Lanson, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, qui avait choisi comme sujet « l'Esprit scientifique et la méthode de l'histoire littéraire », s'est montré plus soucieux des attitudes : debout, dans sa redingote élégante, avec ses gestes gracieux et sa diction qui serait impeccable si elle n'était légèrement nasillarde, il a charmé autant qu'il a instruit.

Enfin, M. Félix Le Dantec, professeur à la Sorbonne le plus jeune quoique le plus chauve, a complété la trilogie par une magistrale leçon sur « la Biologie constructive et la Biologie destructive ».

Aucun des trois savants n'a cherché à s'attaquer aux dogmes : seules, des préoccupations scientifiques les animait et cependant chacun a porté à ces dogmes des coups terribles. Et c'est l'impression dominante qu'ont dû emporter les auditeurs, qu'entre la science et la religion, aucun mariage n'est décidément possible.

Dès avant neuf heures, une file ininterrompue de voitures, autos et taxis déversent dans la cour d'honneur de l'hôtel de ville, la foule des quinze cents invités au raoût offert par le Conseil communal de Bruxelles, au Conseil d'administration, au Corps professoral de l'U. L. et aux étudiants délégués étrangers.

Dans cette suite de salons, où l'art de nos Flamands mit ses trésors de boiserie, de sculpture et de tapisserie, l'éblouissement des toilettes, des bijoux et des lustres fait châtoyer toute la gamme des nuances claires mises en relief par ce cadre merveilleusement vieux et assombri. Etudiants ceints d'écharpes multicolores, Messieurs superlativement décorés, Dames rayonnantes de pierreries, c'était féerique.

A neuf heures vingt deux minutes, deux élégantes livrent le premier assaut à l'un des buffets, que tous les promeneurs avaient déjà mangé des yeux, en passant. Ce fut le premier, et le dernier, car l'assaut ne cessa que faute de combattants. Je vous prie de croire que les étudiants firent montre de vaillance et d'audace ; la place forte d'ailleurs se rendait avec mille douceurs : De Péron boit pour les 525 membres de la Générale et porte toast sur toast de gratitude envers ce palais municipal.

Bal superbe, entrain juvénile, jeunes filles exquises. Beckers flirte pour les 525 membres de la Générale et fait honneur à notre renom estudiantin. D'ailleurs tous nos invités étudiants se sont montrés à la hauteur d'une si brillante invitation. Le Boulanger seul ne parvient pas à se hausser à la taille des 525 membres de la Générale.

Vers 11 h 1/2, les dernières bouteilles de champagne lancent au plafond leurs derniers bouchons.

C'est le « bouquet » de ce brillant feu d'artifice.


Lundi, 22 novembre


Debout ! Au poste ! Dès huit heures à la gare du nord. Ce fut l'hilarante randonnée par les rues de la métropole anversoise. En groupe plus restreint nos joyeuses clippes et nos fiers bérets ne s'en montrent que plus gais et plus infatigables. Après une rapide incursion le long des bassins, nous voilà béatement bercés par les ondes de notre grand fleuve: pas de mal de mer, spectacle merveilleux de cette vaste rade enfiévrée de vie et tout semble courir et grouiller pendant que nous (enfin) nous jouissons d'une bonne heure de repos.

Réception cordiale à l'hôtel de ville. Et banquet démocratique où la gaîté et l'entrain deviennent du délire. Visite du Jardin Zoologique. Long arrêt devant le « home » des singes : on étudie les attitudes, pour tantôt probablement.

Nouvelle ballade par des rues aussi écartées que possible et retour des « enfants prodigues » à 6 heures dans leur patrie intellectuelle.

Bref, une des meilleures journées estudiantines et dont tous les participants à coup sûr garderont le charmant souvenir.

Il n'est pas huit heures et déjà c'est la « lutte des places » dans la charmante bonbonnière du Parc. Il s'agit d'être bien placé.

Malgré ces longues festivités, les étudiants me paraissent s'éveiller de plus en plus.

Les interpellations, les rires fusent et se croisent. Dès qu'un professeur, un « type » connu, apparaît dans la salle, il est salué d'acclamations, de bancs, de bravos. Quelques polytechniciens sans doute, s'exercent à se lancer des dirigeables qui le sont si peu, que régulièrement, ils s' en vont orner d'un grand papillon blanc l'artistique coiffure d'une dame ou couvrir la noble calvitie d'un respectable « bourgeois ». Et tout le monde se réjouit de l'éveil de l'esprit frondeur et gamin, avant même le lever du rideau. L'ensemble de la salle... est superbe ; elle est pleine de vie, de jolies toilettes et du plus huppé des publics.

Aussi, à chaque allusion de l'auteur quel délire de cris, les acteurs eux-mêmes sourient, mais stoïques, ils font comme le nègre et n'en meurent pas. Ah ! Certes, ce n'est pas l'occasion de manifester qui a manqué et nos libres exaministes ne cachèrent pas leurs opinions. D'ailleurs on peut aimer Brieux ou détester les pièces à thèse, mais il est un grand mérite à rendre à Mlle Lucie Brille, c'est d'avoir eu des accents sublimes pour peindre une détresse de mère. Aussi fut-elle couverte de gerbes et de corbeilles. Charmante idée aussi le cadeau offert à la gosse qui eut de véritables trouvailles d'artiste dans son gentil rôle de Suzette. L'ensemble était essentiellement homogène et le moindre rôle n'était certes pas le moins bien rendu. Nos félicitations aux organisateurs et au nom des délégués étrangers et au nom des camarades de Bruxelles.

Puis tous, insatiables, nous attendions cette revue de Médecine, dont on disait monts et merveilles et dont quelques échos indiscrets avaient enflammé notre curiosité estudiantine. Ce fut un deuil cruel qui nous advint : Monsieur Emile De Mot, notre vénéré bourgmestre mourut le mardi, à midi, assombrissant péniblement les derniers éclats de nos fêtes et venant cruellement nous rappeler un dicton populaire : Pas de rires sans larmes.


[R. Petitjean]

La première médaille de Saint-Verhaegen ?

A l'occasion des fêtes du 75ème anniversaire de l'ULB, l'Association Générale des Etudiants édite une assez belle médaille, ainsi que le rappelle Touffe Decostre sur

son site Quevivelaguindaille.be. Celle-ci, bien que réalisée dans un style art déco très peu folklorique, serait la première - sinon la deuxième - médaille de Saint-Verhaegen.

Au recto, une femme représentant l'Alma Mater s'appuie sur un socle portant les armoiries de la Ville de Bruxelles (Saint-Michel et le dragon). Elle tient d'une main une tablette (symbole du savoir) et de l'autre - sans doute - une branche d'olivier (symbole de paix). Un soleil généreux (symbole de liberté et de vérité) éclaire la scène.