jeudi 15 novembre 2012

Généalogie, chapitre 1 : les Nébuleux

L'origine des Nébuleux se perd dans la nuit des temps (ou à peu près) : la Bible affirme clairement "In illo tempore jam terra erat nebulosa". Flashback...

Du Cercle de Bohème aux Nébuleux

En 1886, le Cercle de Bohème est fondé à l'ULB. Il doit alors son nom à son cousin de l’université de Liège.

Un an plus tard, le 10 octobre 1887, le Cercle de Bohème décide de prendre l’appellation de "Nébuleux", annonce le Journal des Etudiants (du 16 mai 1890). Le vocable "nébuleux" a sans doute lui aussi été emprunté à un Cercle liégeois, la Société des Nébuleux, fondée en 1857.

Quelques articles des statuts du nouveau club sont "glanés parmi les règlements des anciens cercles d’étudiants et particulièrement dans celui de Liège". Le tout est propulsé, dans les "splendides appartements" de Maurice Desenfant, par les "camarades Lacroix, Payant, Gaston Beghin, Valère Mahieux, etc."

Le but du Cercle était d'organiser des bals. Plus précisément, l'article 2 des statuts prévoyait : "Le but du cercle est d’organiser des concerts, bals, fêtes, pique-niques, réunions intimes, excursions, dîners et soupers." (Philippe Van Lil, « 1887 : Les Nébuleux », in L’Agenda de l’ULB, « Les sectes à l’ULB », novembre-décembre 1990.)

Nébulosus, ex !

S'il est impossible de dater avec précision l'extinction des Nébuleux, une lettre de 1927, conservée aux Archives de l’ULB, permet d’estimer qu'ils ont vécu moins d'une dizaine d’année après Première guerre mondiale : "Bruxelles, 20 avril 1927, 12 rue au Choux.
Cher Camarade, Le cercle des Nébuleux, dont vous fûtes, nos archives en font foi, un des membres les plus dévoués, n’a pas survécu à la guerre".

Cette lettre est une invitation à fêter le 7 mai, devant "une table garnie de mets délicats et de vins généreux", le quarantième anniversaire des Nébuleux et l’élection d’un des leurs : "l’arrondissement de Soignies […] vient d’appeler pour le représenter au Parlement, notre ancien Vénérable, notre sympathique ami Léon Lepoivre, notaire à Lessines". Le lieu de rendez-vous était tout trouvé : "Nul cadre, pensons-nous, ne pouvait mieux se prêter à la célébration de ce double événement que notre ancien local "Le Diable au Corps", 12 rue aux choux, chez l’ami Jules Gaspar".

La déflagration de 1914-1918

La lettre ne donne pas les raisons précises de la mort du Cercle. Nous pouvons cependant imaginer ce qui a mis fin à ses activités.

Pendant longtemps, les students étaient essentiellement issus de "bonnes" familles. "La plupart des étudiants provenaient de la haute bourgeoisie, leurs pères exerçant des professions libérales ou appartenant au monde de la finance et de l'industrie. Certains de ces "fils à papa", dont le premier souci n'était pas de s'assurer un gagne-pain, pouvaient se permettre un aimable dilettantisme et mettaient parfois une dizaine d'années à décrocher un diplôme qu'il était possible d'obtenir en moitié moins de temps". Et les Nébuleux correspondaient assez bien à ce portrait.

La Première guerre mondiale provoqua un changement dans la composition sociale de l'ULB : "des représentants de classes moins aisées accédèrent petit à petit à l'Université ; parmi eux nombres d'anciens combattants, des fils et des filles d'instituteurs, de régents, de fonctionnaires subalternes, de petits commerçants". (André Uyttebrouk et Andrée Despy-Meyer, Les cent cinquante ans de l'Université Libre de Bruxelles (1834-1984), éd. de l'ULB, 1984)

Finis, donc, les guindailles monstres et les bals fastueux organisés par les Nébuleux.

La rupture que connaît l’esprit estudiantin est aussi marquée dans les chairs. Le traumatisme est profond. Durant la guerre 1914-1918, l’ULB a perdu 67 étudiants (Université libre de Bruxelles, Annuaire pour les années administratives 1914-1918, 1919). Mais bien plus nombreux sont ceux que l'expérience du Front a choqué... Pour comprendre l’atmosphère qui régnait dans les Cercles, il suffit de lire la Revue des Sciences de 1919 ou le journal satirique Le Taon. Les bénéfices tirés de la vente du Taon - l'organe officiel de l'Association générale des étudiants de l'ULB - sont d'ailleurs destinés à élever un monument "à nos frères, morts pour la patrie" (Dans Le Taon de Pâques 1919, on retrouve déjà la formule "Frères, faites que nous soyons pas morts en vain", qu'on retrouvera gravée dans le Hall des Marbres, au Solbosch.)

Des Nébuleux aux Macchabées

Selon un recoupement de sources orales, il semble qu’à l’issue de la "Grande guerre" certains Nébuleux aient continué à se réunir quelques années au cabaret du Diable au Corps, jusqu’à la mise en sommeil du groupe. D'autres membres, sous les quolibets des premiers, auraient intégré une nouvelle société : les Macchabées.

L'aura des Nébuleux n'en était pas moins forte. En 1922, la première édition des Fleurs du Mâle leur fait encore l'honneur des "Petits chagrins". Cette chanson - écrite sans doute bien avant l'impression des Fleurs - évoque les Bals nébuleux, où l'on croisait manifestement plus de Poils que de Plumes.
Petits chagrins

A Saint-Verhaeg', d' les voir gueuler,
Sauter, s' gober, se démener,
Ca me dégoûte !
J'aime mieux maint's pint's aller siffler.
Moi,j'suis un typ' bien plus rangé,
J' préfèr' la cuite !

C'est comme au Bal des Nébuleux,
On a à peine un' femm' pour deux !
Ca me dégoûte !
Au lieu d' risquer de ramasser
Quéqu' chos' que j'avais pas d'mandé,
J' préfèr' la cuite !

Aux séanc's, v'la c' qu'est mon dada,
Les autr's discour'nt qu' ça n' finit pas,
Ca me dégoûte !
Crier, gueuler et s'emmerder
Somm' tout' pour n'en rien retirer.
J' préfèr' la cuite !

Y en a qui bloqu'nt comm' des cochons
Pour décrocher la distinction !
Ca me dégoûte !
Moi, j' bûche aussi, ça c'est castar !
Seul'ment j' m'y prends toujours trop tard,
J' préfèr' la cuite !
Y en a qui font l'amour en rêve
Ils bais'raient des lèvres sans trève,
Ca me dégoûte !
Moi, je n' suis pas de c't avis-là,
Pas d' 606 pour gueul's de bois,
J' préfèr' la cuite !


Et lorsque "La Buse" - qui salue les orgies des Nébuleux - est publiée dans l'édition de 1935 des Fleurs du Mâle, les Nébuleux se sont éteints depuis une quinzaine d'années. Preuve s'il en est que leur souvenir restera longtemps vivant chez les guindailleurs.

La Buse
(Air : "Verdun, on ne passe pas")

Avant la guerre, on respectait mon culte,
J’avais un tas d’adorateurs joyeux
Qui pour ne pas me lancer une insulte
M’adoptaient tous et sans espérer mieux.
Ah ! les beaux jours de bohème et d’orgie
Quand je couvrais Sauriens et Nébuleux,
Que soit béni son amour fabuleux.

A ceux-là d’un petit air tendre
Quand ils venaient à l’examen,
Je disais sans faire d’esclandre :
« Halte-là, mes beaux chérubins,
Nos amours ne sont pas finies,
Pourquoi vouloir quitter mon bras ?
Je suis la buse, votre amie,
En juillet, on ne passe pas !

Las ! Maintenant un vent de labeur souffle
Sur les vieux murs de l'Université.
Je suis montrée du doigt par les maroufles
Se retranchant dans leur austérité.
Mais pour sécher mes yeux noirs qui s'embrouillent
Se sont levés les descendants des preux.
Je vais séduire encor' quelques vadrouilles
Chantant la bière ainsi que leurs aïeux.