mercredi 10 octobre 2012

Une bonne fortune de Crocodile

Ce long poème a été publié en 1856 dans l'Almanach crocodilen dédié aux étudiants belges. Bibliothèque de la jeunesse musulmane.

Il reflète la mentalité du Crocodile qui aime la guindaille, les chants, la vie bohème... Et se plaît à "tirer en bouteille", autrement dit à "ridiculiser" les bourgeois de passage.

Deux personnages du poème (le Nil et un Crocodile) déclarent "J'ai dit" après s'être exprimés. Ces mots closent habituellement la prise de parole d'un franc-maçon en loge. On peut donc y voir une influence des rites maçonniques dans le folklore des Crocodiles. Il peut aussi s'agir d'une traduction de "Dixi", mot employé par un étudiant lors d'une Kneipe pour signaler la fin de son intervention. 

L'utilisation de "J'ai dit" peut bien entendu être un pur hasard... Mais sachant, d'une part, que nous sommes à l'ULB (université fondée par des Maçons) et, d'autre part, que les Crocodiles disposaient d'un Comment (rite étudiant qui emploie des formules en latin), il est possible que cette expression soit une trace d'un rite maçonnique ou étudiant. 


Une bonne fortune de Crocodile

Loin du Nil à l’eau sale et jaune,
Le Crocodile s’est enfui ;
Dans les roseaux avec le faune
Il ne s’ébat plus aujourd’hui.
En vain la vierge égyptienne,
L’œil en pleurs, les cheveux épars,
Pour l’adorer dans une antienne
Le cherche sous les nénuphars.
« Le Crocodile est mort, crie un sombre prophète :
« Il est rare, il se perd, cet animal divin ! »
  Mais le vieux Nil répond en secouant la tête :
« Prophète, vous n’êtes pas fin :
« Non, non, il n’est pas mort le Crocodile ! il nage
« En de meilleures eaux que celles du vieux Nil.
De par le monde il a voulu faire un voyage :
« J’ai dit : Ainsi soit-il !
« Et puis, il est parti, le ventre presque vide,
« L’air innocent comme un mouton.
Pour aider son regard avide,
« Il m’a volé mon beau lorgnon… »
A ces mots, le vieux Nil, suffoqué de la gorge,
S’arrêta, haletant comme un soufflet de forge.
       J’étais assis auprès de lui,
Et je lui dis : – « Monsieur, reprenez votre haleine ;
« Je m’en vais raconter à cette Egyptienne
« Ce que mes frères font pendant leurs jours d’ennui.
« Ecoute, charmante Africaine !
« Les Crocodiles (j’en suis un)
« Sèmeraient l’argent à main pleine
« Pour s’endormir sur ton sein brun.
« Viens, donne-moi ton bras, la belle.
« Tu trembles comme une gazelle ;
« Va ! je suis doux comme un enfant !
« Un vert tissu de joncs tous deux nous enveloppe ;
« Le soleil seul regarde au fond du ciel cyclope,
« Et le silence nous entend.
« Allume-toi ma pipe, ô ma douce sultane !
« Allons causer ensemble au pied de ce platane ;
« Je veux mettre à tes pieds mon cœur et mes vertus.
« Les Crocodiles ont des âmes accomplies :
« Ils aiment les beaux bras, les figures jolies,
« Les corps bien faits drapés dans les châles pointus.

« S’ils pouvaient tous ensemble, ô chère enchanteresse,
« De tes regards brûlants savourer la caresse,
« Ils voudraient t’adorer comme le bœuf Apis ;
« Et pour te voir passer, quand tu viens vers le fleuve,
« Endimanchés, coiffés d’une casquette neuve,
« Derrière les buissons, ils se tiendraient tapis.
« Lorsque la passion au cœur du Crocodile
« A jeté son ancre de fer,
« Elle anime ses traits, elle change son air ;
« Elle met de la verve et du chic dans son style.
« O ma charmante, apprends ce que ferait pour toi
« Mon pauvre cœur rempli dans un amoureux émoi :
« J’aime les cabarets où l’on fait guindaille.
« Les verres pleins rangés sur la table, en bataille,
« Les petites chansons que l’on répète en chœurs,
« Les joyeux calembours dont un discours s’émaille,
« Comme un pré s’émaille de fleurs ;
« J’aime fumer la pipe à Nimy fabriquée,
« Lorsque repose en paix ma tête détraquée
« Sur des coussins moelleux,
« Alors qu’enveloppé dans ma robe de chambre,
« Rêvant de beaux projets, sans remuer un membre,
« Je me sens tout à fait heureux ;
« J’aime, accoudé, sur ma fenêtre,
« Quand le soir vient brouiller les cieux,
« Déguster un amour champêtre
« Qui se déroule sous mes yeux ;
« Par quelque farce, jeune ou vieille,
« J’aime lorsque j’ai bien le temps,
« A tirer gaîment en bouteille
« Sur mon chemin quelques passants.
« Eh bien ! Je quitterais tous ces plaisirs superbes
« Pour courir avec toi, tout le jour, dans les herbes
« Qui bordent les rives du Nil.
« Mon sacrifice est grand, tu le vois, ô ma belle !
« J’ai bien expliqué tout ; J’ai dit ! – Mademoiselle,
« Votre cœur s’attendrira-t-il ? »
La belle se taisait, mais semblait enchantée.
Le Crocodile alors la prit sur ses genoux :
D’un bruit mélodieux l’onde fut agitée,
Et la fille du Nil, de sa main veloutée,
Caressa son amant, et dit : – « Embrassons-nous ! »