Cette lithographie nous a été généreusement transmise par le vieux Poil Benjamin D.m.nt. De nombreux détails de sa composition nous renseignent sur la vie et la mentalité des étudiants de la première moitié du XIXe siècle.
La gravure est dédiée "aux vrais étudiants par un ancien étudiant" en "souvenir de la fête du 1er juillet 1847".
Comme l'indique le nom des villes citées dans le dessin, la fête réunit des étudiants allemands de Bonn et belges de Louvain. Le "Journal de la Belgique" du 4 juillet 1847, citant "L'Emancipation", nous éclaire sur cette réunion. On y apprend que la société de musique formée par les étudiants de Bonn, après être passée par Gand, s'arrête à Louvain et fera également halte à Liège.
"Deux cents cinquante étudiants attendaient aujourd'hui à la station de Louvain l'arrivée du convoi de Gand. Vers une heure les acclamations retentirent, les chanteurs allemands furent enlevés des voitures, le vin d'honneur circula, les poignées de main s'échangèrent et bientôt le cortège, précédé d'un corps de musique, se dirigea vers l'auditoire du collège du pape." Des discours fraternels y sont tenus par un étudiant de Louvain et un autre de Bonn.
Le journal poursuit : "De l'auditoire, on se rendit au local de l'académie de musique pour prendre place à un banquet de trois cents couverts, organisé sous la présidence de trois professeurs (d'origine allemande), MM Moeller, Schwan et Arendt. Ce dernier porta un toast aux invités et, après lui, un élève de l'université, M. Vanderstraeten de Ponthoz, proposa trois hourras en l'honneur des amis d'outre-Rhin, proposition qui fut chaleureusement accueillie et exécutée."
"Le soir, tous les convives assistèrent au concert champêtre donné par la société de l'académie et revinrent en cortège, à travers les rues illuminées, vers la salle du banquet. Un ballot de tabac et d'interminables rangées de pipes, les invitèrent à s'y attabler de nouveau et, les gens de service ayant formé la chaîne, l'on vit bientôt à travers les nuages s'élever la flamme bleue du punch. Elle scintilla jusqu'à une heure du matin sans qu'aucun incident fâcheux ait troublé cette vaporeuse, liquoreuse et cordiale réunion toute empreinte de couleur germanique."
Et de conclure : "Demain, les étudiants allemands croient partir pour Bonn ; ils ne partiront que pour Liège."
Quelle est la raison de la présence des étudiants allemands ? Nous ne pouvons qu'émettre l'hypothèse d'une rencontre amicale entre étudiants suivant leur cursus à un peu plus de 200 km de distance : Bonn est la ville universitaire allemande la plus proche de Louvain. C'est peut-être d'ailleurs par imitation de leurs homologues d'outre-Rhin que les étudiants louvanistes fondent leur société en janvier 1848.
Peut-être pouvons-nous aussi deviner dans ces festivités de juillet 1847 l'expression de liens fraternels tissés entre jeunes gens partageant les mêmes aspirations démocrates dans des pays en proie aux tensions politiques.
En juin 1847, la Belgique vient de voir l'élection d'un gouvernement exclusivement libéral. Et l'Allemagne est déjà en effervescence : la révolution éclatera quelques mois plus tard, en mars 1848, et les étudiants y prendront une part active. Les révolutionnaires allemands réclameront notamment la souveraineté du peuple, l'abolition des privilèges et de la censure et l'établissement d'un impôt progressif sur le revenu.
Au printemps 1848, marque évidente de sympathie politique, des étudiants louvanistes (dont certains étaient poussés par des courants progressistes, dont le saint-simonisme) souhaitent envoyer une adresse de félicitations à leurs camarades allemands pour leur participation à la récente révolution de Mars. Le recteur s'y oppose. Ce qui finit notamment par provoquer le départ de certains étudiants pour Bruxelles : ils jugent leur ancienne Alma Mater trop conservatrice. (in "De universiteit te Leuven, 1425-1985", Universitaire Pers Leuven)
On sait, par ailleurs, que l'enthousiasme pour le combat démocrate des étudiants allemands est également partagé par des camarades de l'Université libre de Bruxelles. Ainsi, l'année suivante, en 1848, en signe de ralliement à la cause des étudiants allemands venus en visite à Bruxelles, la société des étudiants de l'Université libre adopte une casquette verte à ganse d'or. Il est possible que les Bruxellois choisissent de porter une casquette similaire à celle portée par leurs visiteurs.
Si cette gravure concerne donc principalement l'histoire de l'Université de Louvain, elle n'en apporte pas moins un éclairage indirect sur la vie des étudiants bruxellois. D'une part, les relations des étudiants bruxellois avec leurs camarades allemands au tournant de la révolution de 1848 s'inscrivent dans un cadre plus large : celui de contacts entre universitaires belges (gantois, louvanistes, liégeois) et allemands. Et d'autre part, elle souligne une nouvelle fois l'ancienneté des contacts avec les étudiants d'outre-Rhin, ce qui laisse à nouveau entrevoir des échanges de traditions.
|
La gravure dans son cadre original. |
La gravure est encollée sur une feuille plus grande, où a été préimprimée la dédicace. On constate quelques piqûres et tâches d'humidité.
Au centre de la lithographie, deux étudiants. Il est très probable que l'étudiant de Bonn soit celui de droite si l'on en juge par sa veste à brandebourgs, caractéristique des corporations estudiantines allemandes. Contrairement à celle de son voisin, sa casquette est par ailleurs assez semblable à celle des étudiants allemands. Enfin, la besace de voyage vient conforter l'hypothèse que c'est bien lui le visiteur.
Nous en concluons donc logiquement que l'étudiant louvaniste est le personnage de gauche. Ce qui nous permet de constater que la casquette (avec jugulaire) est portée à Louvain depuis au moins juillet 1847.
Au-dessus des deux protagonistes, un faisceau de flèches et ruban porteur de maximes fraternelles mettent en exergue l'union des étudiants.
Les deux citations - "Vos omnes fratres estis (Math.)" et "Ut omnes unum sint" (Joan.)" - proviennent des Evangiles. Faut-il y lire les aspirations démocratiques des étudiants ? C'est en tous les cas une piste à ne pas exclure d'emblée.
"Vos omnes fratres estis" ("Vous vous êtes tous frères") peut prendre une coloration révolutionnaire puisque les versets de l'Evangile selon Mathieu dont il est extrait proclament entre autres : "Et qu'on ne vous appelle pas maîtres car vous n'avez qu'un seul maître : le Christ."
Quant à "Ut omnes unum sint" ("Qu'ils soient un"), tiré de l'Evangile selon saint Jean, il peut mettre en rappeler l'union à Dieu et en Lui. Mais on peut également traduire ce verset comme l'affirmation de la solidarité des étudiants progressistes sur le plan politique.
A leurs pieds, un punch brûlant fume juste au-dessus d'un blason coiffé d'une casquette étudiante.
Sur la hampe du drapeau de gauche est fichée la casquette de l'étudiant louvaniste, à laquelle pend une jugulaire.
Le drapeau est enserré dans un trophée, où l'on retrouve en vrac une épée et une canne, un livre, un luth, un jeu de cartes et trois pipes (dont une écumante). Autant d'attributs classiques des étudiants. L'épée est celle des duels pratiqués de façon sportive, la canne en est son substitut (bourgeois) à la ville. Et la pipe représente les réflexions et les rêves des jeunes universitaires.
Le livre doit retenir notre attention : y figure le titre de "La Destinée sociale", rédigé en 1836 par Victor Considerant (français d'origine belge, 1808-1893). Considerant est un philosophe et économiste, disciple du grand utopiste socialiste que fut Charles Fourier. La présence de cet ouvrage nous incite une fois encore à penser que certains étudiants de Louvain adhéraient aux idées progressistes.
Beaucoup plus déconcertante est la présence de deux revolvers et d'une corne à poudre dans ce trophée. Comment faut-il l'interpréter ? Est-ce un reliquat de la pratique des duels d'honneur ou la proclamation pour le moins romantique que les étudiants sont prêts à combattre violemment pour leurs idées ?
Quant à la couronne d'épines du Christ, reposant sur un diplôme roulé, sa signification nous semble ambivalente. Elle peut être un rappel que, selon saint Mathieu, le seul maître est Jésus (ce qui fait écho à la maxime "Vos omnes fratres estis"). Mais l'on pourrait aussi y voir une identification des étudiants à Jésus, établissant ainsi un parallèle excessif entre leurs études et son martyr.
"Fraternité !" clame une des trompettes. Ce qu'il faut sans doute comprendre comme la communion des idées.
En miroir, sur la hampe du drapeau de droite est posée la casquette de l'étudiant allemand, à laquelle pend aussi une jugulaire.
Un peu plus bas, on voit un angelot pleurer, sans que l'on sache vraiment pourquoi. Alors même que son alter-ego est souriant.
Dans le trophée qui enlace le drapeau, on trouve à nouveau pipe en porcelaine au long tuyau et épée mais aussi des éperons, un verre et des bouteilles, un livre et des lettres cachetées.
Au pied du drapeau, on observe encore une chope, des lunettes et, cette fois, une couronne de fleurs, symbole de la victoire dans les études et du triomphe de la vie.
Une seconde trompette lance "Amitié !". Ce qu'il faut de toute évidence comprendre comme l'union des coeurs.
Derrière les deux étudiants, gisent enfin des morceaux de bois parmi lesquels on voit un panneau gravé du mot Belgique. Proviennent-ils des barricades de la récente révolution belge de 1830 ? Ou d'une frontière marquée jetée à terre ?
A côté de ce tas de bois, flotte un drapeau où se lit le mot "Union". S'agit-il du début de la devise du Royaume de Belgique ("L'Union fait la force") ou du souhait de s'unir aux étudiants étrangers par-delà les frontières ?
La présence d'un soleil à l'horizon vient éclairer ces questions. Au sein de celui-ci est inscrit le terme latin "Omnibus" (soit "Pour tous"). Autrement dit, le soleil brille pour tous sans distinction de classe sociale ou de nation. Ce qui laisse une nouvelle fois entrevoir la possibilité d'une lecture progressiste de cette lithographie.
Ci-dessous la lithographie imprimée en "Souvenir du banquet offert par les étudiants de l'Université de Louvain à leurs frères de Bonn". Y figurent les noms de plus de 200 convives. Etonnamment nous n'y lisons pas de noms à consonnance germanophone.
Sans entrer plus avant dans la description de ce document, remarquons les deux bols de punch en bas de document ainsi que les angelots qui trinquent, l'un représentant la Belgique et l'autre l'Allemagne. On retrouve ici les termes Union et Fraternité. Le terme Union est ici clairement distinct de la devise belge ("L'Union fait la force") car cette dernière figure dans un trophée qui coiffe le ruban de tête. Ce qui donne donc bien un sens de solidarité dans la défense d'un idéal commun à celui des étudiants d'outre-Rhin.
|
Document communiqué par Benoît Bacchus P.nc.n. 26,5 cm x 17,5 cm |