jeudi 14 juin 2012

La Société des Adelphes

Au cours de nos recherches en bibliothèque, nous avons exhumé un ouvrage de 1906 : "Vieux Souvenirs". Ces mémoires - écrits par Gustave De Breyne-Du Bois - recèlent une quinzaine de pages, qui sont le seul témoignage connu sur l’un des plus anciens clubs d'étudiants de l’Université de Bruxelles : la Société des Adelphes.

Ce cercle - dont on avait jusqu'aujourd'hui oublié l'existence - est né, en 1847, des cendres de deux sociétés successives. Malgré les espoirs qu'il portait, il n'a vécu qu'une année académique.

Le caractère intime de cette société et la camaraderie qui y régnait rappellent ceux des corporations d'étudiants qui fleurissaient outre-Rhin à la même époque. Mais l'on serait aussi tenté de voir dans les Adelphes les ancêtres des Nébuleux et de tous les cercles fraternels qui leur succéderont.

Aux sources du folklore

De Breyne-Du Bois revient sur la naissance du cercle : "C’était en 1847. En ce temps-là […] existait, brillait, fleurissait à Bruxelles, la Société d’étudiants, appelée "La Société des Adelphes", ou "les Adelphes" […]. Depuis peu, deux sociétés d’étudiants avaient été fondées à la suite l’une de l’autre. Toutes les deux n’avaient eu qu’une existence éphémère. On n’a jamais su pourquoi. Car toutes les deux avaient été basées sur les principes indestructibles de l’union et de l’amitié. Et […] comptaient un nombre extraordinaire de membres. Malgré ce double désastre […], vingt-cinq étudiants, vaillants débris des deux anciens cercles, constituèrent une nouvelle société. Et comme ces vingt-cinq jeunes gens éprouvaient les uns pour les autres des sentiments d’ardente fraternité, ils prirent le nom d’Adelphes, une appellation grecque qui, en bon français, signifie frères. Parfois entre eux, ils se nommaient aussi "les vingt-cinq" parce que d’après un article des statuts, ce nombre de 25 ne pouvait être dépassé. A leur tête se trouvait un comité composé d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier." (Gustave De Breyne-Du Bois, Vieux Souvenirs, 1906) 

Deux points sont à souligner dans cet extrait, parce qu'ils font écho aux pratiques des ordres estudiantins actuels : l’utilisation du terme "frères"  et  l’existence d’un chiffre (le 25) correspondant au nombre de membres (une pratique que l’on retrouvera peu après chez les Nébuleux, par exemple).

Un local à deux pas des anciens bâtiments de l'ULB 

"Le local des Adelphes était situé Montagne de la Cour, en une maison moyenne, de modeste apparence, mais solidement construite. Les étudiants occupaient tout le premier étage. (Le rez-de-chaussée servait de cabaret). Ah ! ne vous figurez pas le moindre luxe. Ce premier étage ne comprenait qu’une assez grande chambre, de forme irrégulièrement oblongue. […] De nombreuses caricatures tapissaient les murailles, d’où émergeaient au milieu, d’un côté une image –c’était un Rubens !– teinte en rouge, et représentant la liberté, de l’autre côté, trois portraits photographiques de professeurs aimés." (Gustave De Breyne-Du Bois, op.cit.)

S'il n'était pas luxueux, la Société n'en disposait pas moins d'un local et y recevait les abonnements à quatre quotidiens et à la "Revue". Tout cela avait un coût. De Breyne-Du Bois écrit pourtant : "La cotisation des membres était minime. Quant au loyer, il ne s’élevait qu’à une somme fort modique. Mais d’un autre côté, le Baas –un vrai Brusseleer !– se réjouissait du nombre considérable de verres de bière (de faro, surtout) que lui payaient les vingt-cinq… sans compter les soirées de gala et de guindailles." (Gustave De Breyne-Du Bois, op.cit.)

Tutoiement et surnoms

On devine qu'on y passait des heures paisibles après les cours, loin des froides conventions sociales d'alors : "Chaque soir, les Adelphes se réunissaient en leur home estudiantin, y restaient fort tard, et naturellement, ne s’y ennuyaient jamais. Dans l’intimité et durant leurs séances, ils s’appelaient de leur prénom ou d’un surnom de fantaisie. Ils se tutoyaient toujours." (Gustave De Breyne-Du Bois, op.cit.) 

Bien que les Adelphes portaient des surnoms tels que "Brûle-Gueule, Sans-Soucis, Socrate", leur emploi semble avoir été facultatif. Il rappelle néanmoins la tradition des sociétés étudiantes germaniques de baptiser chaque membre d'un sobriquet de deux ou trois syllabes (Lisez la brève : "Baptême et Burschification en Suisse").

L'usage de surnoms dans les sociétés de l'ULB se généralisera vraisemblablement à l'époque des Nébuleux, dans les années 1890.

Esprit bohème

De la description sommaire de la vie du cercle et de son comité restreint, on comprend que les Adelphes étaient portés par un esprit bohème bien plus que par la discipline en vigueur dans les corporations étudiantes germaniques actives à la même époque.

"Le président est assis au milieu d’une petite table, placée au fond de la salle. A sa gauche le secrétaire. A sa droite le trésorier. Les vingt-deux autres membres sont étendus sur deux longs bancs latéraux garnis de crin […] qu’ils nommaient plaisamment "notre basane parlementaire", se souvient De Breyne-Du Bois.

"Tous fumaient la pipe, cela va sans dire, chacun avait à côté de lui un verre de faro, cela va sans dire aussi. [...] Ah ! Ces soirées, où débordait une fougue passionnée […]. Et là, au milieu du choc retentissant des verres et d’une atmosphère de fumée de tabac, quels cris de joie et de liberté ! […] que de folles chansons ! Quel bruit !" (Gustave De Breyne-Du Bois, op.cit.)

Les séances de la Société semblent avoir ordinairement été émaillées de cris, de bruits, de tapages, de "refrains de la chanson des étudiants" ainsi que de multiples "une guindaille, une guindaille…" qui annonçaient une chanson. Bref, un joyeux chaos.

Dernière réunion 

Si l'on en croit les notes de la réunion de fin d'année académique (conservées par De Breyne-Du Bois), celle-ci se déroula comme à l'accoutumée.

Le président déclara ainsi "– Adelphes, la séance est ouverte." Puis, il aborda l’ordre du jour (en l’occurrence des problèmes d’argent) et ouvrit ensuite le débat en demandant : "Quelqu’un demande-t-il la parole ?" Le reste de la séance fut ponctué du même tohu-bohu folklorique que d'habitude. 

Lorsque retentit la phrase "– Adelphes, quatre heures sonnent. Il est temps de lever la séance…", les étudiants ne pouvaient pas se douter qu'il venait d'assister à la dernière réunion de leur société. Car c'est pendant leurs vacances que le patron décida de louer le local à d'autres occupants et ce coup dur fut fatal aux Adelphes.

Héritage

Si l'on en croit Louis Salomon Hymans, Jean-Baptiste Rousseau, les auteurs du "Diable à Bruxelles", paru en 1853, la Société des Crocodiles est "composée en partie des débris de celle du Pot d'Or", autrement dit de la Société des Adelphes qui se réunissaient à cette enseigne, Montagne de la Cour. Les Crocodiles semblent d'ailleurs avoir repris la tradition des Adelphes d'être "une société de plaisir tirée à vingt-cinq membres". ("Le Diable à Bruxelles", volume 4, p.93.)

Un nom international

Si la société des étudiants bruxellois est morte, son nom - d'origine grecque (on l'a dit) - vit bel et bien.

Il n'est pas surprenant de recontrer des sociétés "Adelphia" en Allemagne et en Suisse car les étudiants de ces pays donnent eux aussi souvent des noms à connotation gréco-latines à leurs sociétés.

La Société Adelphia de Genève a été fondée en 1878. Et - renseignements pris- elle n'a manifestement aucun lien avec son homonyme de Bruxelles. Quant à ses membres, ils s'appellent non pas des Adelphes mais des Adelphiens... Voyez le site : adelphia.ch