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lundi 23 juillet 2012

L'injecteur, accessoire estudiantin

Le clystère est un médicament qu'on introduit dans le fondement à l'aide d'une seringue (une sorte de pompe en métal avec un manche en bois) ou d'un clysopompe (c'est-à-dire un tuyau muni d'une pompe également en métal).

Par métonymie, la seringue a fini par s'appeler "clystère". Mais il serait plus correct de la désigner par le terme d'"injecteur".

Du fait de son usage, cet outil médical amuse les étudiants depuis longtemps. Ils l'ont en tout cas très tôt intégré dans leur folklore et pas seulement en Faculté de médecine (où un folklore de carabin aurait pu le cantonner).

La plus ancienne trace à l'ULB

La première trace d'injecteur figure au coeur du "Blason du Crocodile", une lithographie de Félicien Rops publiée dans Le Crocodile du 7 août 1853. Au centre du dessin, on voit une guindaille monstre : des membres de la Société des Crocodiles lèvent leur verre au tonneau de Faro tandis que d'autres tombent déjà ivres morts. A droite de cette scène, on aperçoit un personnage muni d'un injecteur.

Il n'y a, selon nous, que deux explications possibles à la présence d'un tel outil à une fête bibitive estudiantine. Soit les Crocodiles remplissaient le clystère de bière et servaient à boire en "injectant" le houblon dans les verres ou dans les gosiers. Soit ils s'en servaient pour asperger l'un ou l'autre camarade.


Lithographie du Crocodile du 7 août 1853.

Détail du "Blason du Crocodile",
publié dans Le Crocodile du 7 août 1853.
Le personnage muni du clystère se trouve à droite.

Et une réapparition au baptême...

Après cette apparition fugitive en 1853 dans Le Crocodile, le clystère n'est plus mentionné ni dessiné dans la presse étudiante de l'ULB pendant 70 ans. A-t-il pour autant connu une éclipse ? Nous n'en savons rien. Mais, lorsque le 15 novembre 1926, un chroniqueur du Bruxelles Universitaire relève sa présence au baptême du Cercle de Droit, il ne s'en étonne pas. L'emploi d'un injecteur semble donc être à cette époque une tradition ancrée depuis longtemps. "Aux yeux des bleus épouvantés apparaissent les accessoires : demis rangés en bataille en une file interminable, injecteur, entonnoir, moutardier, pot à colle, monceaux de plumes qui bientôt renforceront notablement le système pileux des victimes", explique ainsi un certain Henri Botte dans le B.U. de novembre 1926.

L'association d'un injecteur et de verres de bière nous laisse à nouveau penser que les étudiants des années 1920 employaient l'injecteur pour servir à boire ou pour asperger leurs camarades.


Un injecteur pour servir à boire...

A la fin des années 1920, le clystère fait-il partie de l'attirail de l'étudiant, au même titre que la penne ? On le retrouve en tout cas sous le bras du Poil qui orne la Une du Bruxelles Universitaire du 30 mars 1927. Sa présence à côté d'une outre allant comme de soi, nous pensons que le clystère a peut-être été utilisé à d'autres moments que les baptêmes. Sans doute pour boire.


Ce document provient
du Service Archives, Patrimoine et Collections spéciales de l'ULB.

50 avenue Franklin Roosevelt à 1050 Bruxelles.

Les étudiants ont d'ailleurs employé le folklorique accessoire médical à la Saint-Verhaegen, si l'on en juge par le compte-rendu de la Saint-Vé 1933 rédigé par le Bruxelles Universitaire. Dans son numéro du 6 décembre 1933, le B.U. décrit le rassemblement des Poils au Sablon : "Le char de Chimie, le char de Pharmacie, le char de Médecine, de Droit, de Solvay, de Gembloux et la bête de Polytech prirent place à leur tour et bientôt le funambulesque cortège se lança dans la vile esbaudie. La police, gentille pour ce jour, entoure d'un sourire placide les poils déjà sous l'influence de la boisson. Les injecteurs font leur office sur les chars en délire et nous arrivons rue des Sols, pèlerinage habituel à l'ancienne Université."

Il est presque certain que, dans ce cas, on a employé les injecteurs pour donner à boire. Chacun sait en effet qu'aujourd'hui encore, lors de la Saint-Vé, le service de la bière s'effectue sur les chars décorés par les Cercles.


... Et pour asperger

Le dessin publié dans le Bruxelles Universitaire du 20 novembre 1939 sous un article consacré aux baptêmes des différents Cercles ne nous renseigne pas sur l'usage du clystère. Il nous apprend par contre indirectement qu'on l'utilisait encore à la veille de la Seconde guerre mondiale.

Caricature extraite du Bruxelles Universitaire du 20 novembre 1939.
Le mouton coiffé d'une penne figure évidemment le Bleu.

On retrouve l'injecteur au sortir de la Seconde guerre. Il apparaît dans une scène dessinée au bas du diplôme de baptême de Polytek de 1945 : tandis qu'un comitard badigeonne un Bleu de colle, un autre dirige un injecteur vers lui et il s'agit cette fois clairement de s'en servir pour asperger.

Diplôme de baptême de Polytech de 1945,
appartenant à Manfred Loeb.
Document extrait de 125 années à l'ULB vécues par le CP.
Cercle Polytechnique 1884-2009.

En bas, au centre, un comitard enduit le Bleu de colle.
Un autre l'asperge avec un clystère.
Dans le coin inférieur droit, un comitard cagoulé

En ce qui concerne les Cercles facultaires, on perd à nouveau la trace de l'injecteur après 1945.


Dans les Sociétés intimes...

Le clystère est également employé dans les Sociétés intimes d'étudiants, puisque celles-ci se sont inspiré du folklore des Cercles facultaires.

Une Société s'appelait par exemple "Les Clysopompiers". Son nom est un épouvantable jeu de mot sur "clysopompe" et "pompiers". Et l'on peut avancer sans trop de risque qu'il n'a pas été choisi pour un goût particulier pour les lavements mais pour l'usage du clysopompe comme lance pour éteindre le feu de la soif.

Nous ne connaissons pas les dates d'activité des Clysopompiers mais leur nom figure avec d'autres sur le carton d'invitation au banquet donné le 12 janvier 1929 à l'occasion de la fermeture du Diable-au-Corps, l'estaminet qui hébergea de nombreux Cercles à la fin du 19e et au début du 20e siècle.

Parmi les Sociétés encore actives, les Macchabées, pour ne citer qu'eux, ont également adopté l'injecteur et l'utilisent encore aujourd'hui.

Dans les années 1930, c'était de notoriété publique. En mars 1931, le Bruxelles Universitaire publiait ainsi en première page une caricature où l'on voit entre autres un Macchabée tenter d'éteindre un bûcher avec un injecteur.

Caricature publiée en Une du Bruxelles Universitaire de mars 1931.

Les Macchabées s'affichaient d'ailleurs à la Saint-Vé avec toge et cagoule, clystère et crâne à la main, comme on le voit sur cette photo prise à la Saint-Vé de 1931.

Au deuxième rang,
des Macchabées posent en toge et cagoule noires.
L'un d'eux porte un injecteur ; un autre un crâne.

Cette photo, légendée "Le Cercle de Médecine et son joyeux
orchestre", a été publiée dans Le Soir Illustré du 28 novembre 1931.
Elle est empruntée au site Quevivelaguindaille.be


Egalement en France

De quand date exactement l'emploi de l'injecteur dans le folklore étudiant bruxellois ? La question reste pour le moment sans réponse.

Qu'en est-il de ce rite à l'étranger ? On n'en trouve pas de trace dans les Sociétés d'étudiants germaniques. Jetons alors à tout hasard un coup d'oeil en France... 

Le dictionnaire consacré au jargon de l'Ecole polytechnique de France, "L'argot de l'X. Illustré par les X", ne compte aucune entrée pour le terme "injecteur" mais il présente néanmoins une caricature amusante dans son édition de 1894. Un dessin illustrant la chanson des "Deux Majors", consacrée aux deux officiers chargés de la santé des Polytechniciens, montre les deux gradés en train de s'asperger copieusement, notamment avec un clystère. Bien que cela n'indique pas que les étudiants chahutaient de cette manière, on peut penser que le dessinateur a projeté le comportement des étudiants sur celui des officiers (qu'on imagine mal se chamailler avec les outils médicaux).


Caricature extraite d'Albert-Lévy et G.Pinet,
"L'argot de l'X. Illustré par les X", 1894, Paris.


Un carton de bal de 1904, imprimé par les étudiants faluchés du Corps de Santé de la Marine, s'avère lui beaucoup plus intéressant. Il fait écho à un folklore typiquement médicastral : l'étudiant qui y figure a l'apparence d'un squelette coiffé d'un béret estudiantin à ruban rouge (couleur de la médecine) et il tient un injecteur. Et cet outil médical sert clairement à verser à boire : des gouttes de vin s'en échappent...

Carte de bal organisé par les étudiants faluchés du Corps de Santé de la Marine,
le mercredi 30 mars 1904.

"A venir en leur Bal où ce soir ne s'abrite
Que la franche gaîté des Escholiers d'antan
A l'heure où nous revient tout fleuri le Printemps
Les Carabins joyeux vous font la folle invite."